Livres et expos traitent du tabou du génocide arménien, occulté depuis 1915.
Occultée pendant quatre-vingt-dix ans par l’histoire officielle, la mémoire arménienne ressurgit en Turquie. Les livres et les expositions sur ce sujet rencontrent les faveurs du public. Alors que la Turquie va entamer, à l’automne, ses négociations d’adhésion avec l’Union européenne, un tabou est brisé.
Prénom changé. Le succès du livre de l’avocate Fethiye Çetin, Ma grand-mère, en témoigne. Membre de la Commission des minorités du barreau d’Istanbul, elle raconte comment elle a retrouvé les traces de sa famille arménienne. « Je l’ai appris très tard. Ma grand-mère était née arménienne, mais elle a été enterrée en musulmane. Quand elle est morte, j’ai publié une petite nécrologie dans la revue Harach, qui paraît en France, afin de retrouver mes parents perdus », raconte Fethiye Çetin. Le prêtre du village natal de sa grand-mère, installé en France, se souvenait d’un lointain parent chrétien, adopté par une famille musulmane en 1915 et qui avait changé son prénom.
Autre exemple : l’exposition de cartes postales des années 1900-1914, organisée à Istanbul mi-janvier, qui montrait, chiffres à l’appui et ville par ville, l’omniprésence des communautés arméniennes sur le territoire ottoman. « En Turquie, l’histoire a toujours été enseignée par rapport au seul peuple turc, comme s’il n’y avait jamais eu que lui sur ce territoire. Quand on parle des Arméniens, ils ne sont pas décrits comme une partie intégrante de la société, mais comme une source de problèmes », explique Osman Koker, directeur de l’exposition. Même engouement pour le livre sur la gastronomie arménienne de Takuhi Tovmasian, Bonne et joyeuse table. Souvenirs de la cuisine de ma grand-mère. Des romans commencent aussi à sortir comme, le Dernier Arménien, de Peter Najarian.
Si les élites commencent à débattre de la question arménienne, le sujet reste quand même très sensible. Des historiens de Turquie et d’Arménie, proches de leurs gouvernements respectifs, ont tenu des réunions préparatoires afin d’échanger des documents officiels, mais le manque de bonne volonté et de confiance a empêché la poursuite de ce dialogue. Une délégation turque composée d’intellectuels de gauche et islamiques, venue en décembre à Erevan, capitale de l’Arménie, y a été relativement bien accueillie mais elle est rentrée sans aucun résultat concret. Certaines initiatives laissent apparaître un léger changement dans l’attitude des dirigeants d’Ankara. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, issu du mouvement islamiste, a ainsi inauguré en décembre un Musée arménien à Istanbul, peu avant le sommet européen de Bruxelles.
« Malgré ces petits changements, il reste encore beaucoup à faire au niveau de l’Etat et de la société », estime Hirant Dink, directeur de l’hebdomadaire Agos. Deux spécialistes turcs de la question arménienne, Taner Akcam et Halil Berktay, dont les publications démentent les thèses officielles d’Ankara, sont encore bannis des milieux académiques et des médias. Dans l’imaginaire populaire, le mot « Arménien » conserve une connotation péjorative. Par exemple, les « terroristes séparatistes kurdes » étaient accusés par les grands médias d’être des « rejetons d’Arméniens ». Le chanteur Charles Aznavour fut interdit d’antenne dans les années 70-80, parce qu’il était de souche arménienne. Le film Ararat, du réalisateur canadien d’origine arménienne Atom Egoyan, n’a pas pu être projeté en Turquie malgré un visa officiel, car des groupuscules d’extrême droite avaient menacé de brûler les salles de cinéma.
Lourd héritage. La reconnaissance, ces dernières années, du génocide arménien de 1915 par une dizaine de pays, dont la France, a provoqué un choc. La République turque, créée sept ans après la tragédie, n’a toujours pas réussi à se situer par rapport à ce lourd héritage. « Nous devons trouver une solution où il n’y aura ni perdant ni gagnant », assure Hirant Dink. Les Arméniens de Turquie restent pour la plupart sceptiques sur la position de la France, souhaitant faire de la reconnaissance du « génocide » un préalable à l’adhésion turque à l’UE. Chroniqueur au quotidien Zaman, l’écrivain Etyen Mahcupyan, Arménien d’Istanbul, rappelle que « la population turque n’a pas encore pleinement conscience du problème et, dans un tel contexte, imposer une solution ne peut que susciter des réactions hostiles ».