Les élections législatives anticipées qui ont eu lieu le 20 février dernier en république turque de Chypre du Nord (RTCN) ont confirmé le succès du Premier ministre Mehmet Ali Talat, dont la formation, le Parti républicain turc (CTP, centre-gauche) a remporté le scrutin avec 45 % des suffrages. Mais ce partisan de la réunification de l’île n’a pas encore gagné la partie.
Mehmet Ali Talat - AFP
Selon Hasan Cemal, du quotidien turc Milliyet, « ce sont maintenant les partisans d’une solution à la question chypriote, ceux que les proches de Denktash [Rauf Denktash, actuel président de la RTCN] qualifiaient de ’traîtres à la nation’, qui sont en train de l’emporter au nord de Chypre. Les derniers bastions des partisans du statu quo s’effondrent les uns après les autres. Ces partisans du blocage sont dépassés par l’Histoire. Nous avons aussi ce genre de personnages en Turquie. Et eux aussi sont en train de perdre. Les partisans de Denktash en Turquie et les défenseurs du statu quo qui veulent instrumentaliser les Chypriotes turcs pour mettre un terme au dessein européen de la Turquie vont, depuis l’année passée, de désillusion en désillusion. »
Le processus de paix et de réunification de l’île de Chypre dans le cadre du Plan Annan, approuvé par referendum le 24 avril 2004 par 64 % des Chypriotes turcs, a pesé sur ces élections. En effet, selon Hasan Erçakica, éditorialiste du journal chypriote turc Yeni Düzen, « les voix recueillies par le CTP constituent autant de messages des électeurs chypriotes turcs sur la façon dont ils envisagent une solution à la question chypriote. On peut ainsi déduire qu’ils ont renouvelé leur attachement à la formule de compromis proposée par le Plan Annan. Les populations qui, selon le Plan Annan, doivent quitter leur domicile, ont voté en masse pour le CTP [qui soutient ce plan], ce qui est un bon indicateur de cette tendance. La méthode du parti du Premier ministre sortant, qui, tout en essayant de convaincre la partie grecque d’accepter le Plan Annan [rejeté par 75 % des Chypriotes grecs] travaille en concertation avec le gouvernement d’Ankara, a également été appréciée par les électeurs. »
Mais, outre les considérations politiques, la nouvelle donne économique en RTCN explique aussi la relative confiance accordée au chef du gouvernement. « Depuis un an, le revenu par habitant au nord de Chypre a connu une hausse importante », constate ainsi Hasan Cemal dans Milliyet, « c’est la conséquence de la liberté de circulation des individus et des marchandises qui est désormais de mise entre le Sud et le Nord. Des touristes viennent maintenant du sud de l’île. Environ 10 000 Chypriotes turcs travaillent dans la partie sud. Des investissements ont été réalisés dans le domaine touristique et dans la construction. Suite à des mesures prises par le gouvernement Talat, les denrées de base sont très bon marché au Nord par rapport au Sud. Et les Chypriotes turcs peuvent désormais obtenir une pièce d’identité dans la partie sud et se rendre ainsi dans n’importe quel pays européen. »
Mehmet Ali Birand, reporter pour les quotidiens Posta, Milliyet et pour la chaîne de télévision CNN-Türk, couvre la question chypriote depuis de nombreuses années. Il se trouvait récemment dans la partie grecque de l’île, où il a rencontré plusieurs responsables politiques chypriotes grecs dont la méfiance envers leurs homologues chypriotes turcs semble perdurer : « Les commentaires des responsables chypriotes grecs à l’égard de Mehmet Ali Talat m’ont surpris. Le Mehmet Ali Talat des années 1980 et 1990 semble avoir disparu des mémoires. Pourtant, il n’avait pas hésité à nouer des contacts avec des personnalités politiques chypriotes grecques, ce qui lui avait valu alors d’être traité de ’sympathisant grec’ et d’’ennemi de la Turquie’, par Ankara. ’A ses débuts, il se comportait comme un Chypriote’, m’a-t-on dit, ’ensuite, il est devenu Chypriote turc, mais depuis qu’il est Premier ministre, il parle comme un Turc.’ Voilà donc la vision que développent les Chypriotes grecs ! »
Le bouillant éditorialiste Sener Levent, rédacteur en chef du périodique chypriote turc Afrika (anciennement Avrupa - Europe - interdit et rebaptisé ainsi par dérision), bien que très opposé au statu quo et favorable à la réunification, a choisi de ne pas aller voter, estimant que Mehmet Ali Talat est devenu le pion d’Ankara à Chypre : « Nous remporterons une véritable victoire électorale le jour où nous battrons les partis soutenus par Ankara. Pendant de longues années, la Turquie a soutenu Denktash et Dervis Eroglu [ancien Premier ministre de la RTCN et leader de l’UBP - Parti de l’union nationale - principale formation de l’opposition chypriote turque]. Elle les a financés, a poussé les Turcs venus d’Anatolie à voter pour eux. Quant aux autres, c’étaient des ’vendus’, des ’traîtres à la patrie’ contre lesquels tous les moyens, y compris violents, étaient bons. Mais maintenant, la Turquie a laissé tomber les Denktash et autres Eroglu. Ces derniers étant des nationalistes [turcs], ils bénéficient toutefois encore d’une certaine mansuétude de la part d’Ankara. Mais, à leur place, la Turquie et ses médias ont décidé de pousser Talat. Bref, rien n’a changé au nord de Chypre. Des urnes ne sort que le candidat que la Turquie a choisi par avance. Sinon, comment expliquer qu’un parti qui, il y a un an, faisait 20 % des voix en recueille aujourd’hui 45 % ? A noter que l’UBP [opposition, nationaliste, proche du président Rauf Denktash] ne s’en sort pas si mal. Ankara pourra toujours l’utiliser comme roue de secours... »
Mehmet Ali Talat se retrouve en tout cas en bonne position dans la perspective des élections présidentielles prévues en avril prochain et qui, selon Hasan Cemal, « marqueront la fin d’une époque et des traditionnelles querelles entre la présidence et le gouvernement chypriote turc ».
Cependant, la fin prévue de l’ère Denktash ne va pas nécessairement accélérer le processus de pacification et de réunification de l’île, car la partie grecque, qui a massivement rejeté le plan Annan, se sent désormais libérée. « Les nouvelles générations chypriotes grecques se désintéressent du Nord et de cette problématique », ajoute Mehmet Ali Birand. Par conséquent, le gouvernement chypriote grec n’est pas soumis à une forte pression de son opinion publique.
Quant aux jeunes Chypriotes turcs, s’ils se sentent motivés par l’échéance d’une réunification, l’amélioration de la situation économique, qui les a quelque peu sortis de la morosité et du désespoir, leur permet de s’armer de patience face à un processus de pacification relativement lent.