Sibel UTKU BILA
Les médias turcs ont lancé une campagne contre l’entrée en application, prévue pour le 1er avril, d’un nouveau code pénal adopté afin d’aligner la législation sur les normes européennes, estimant que celui-ci contenait de sérieuses restrictions à la liberté de la presse.
Le nouveau code pénal pourrait avoir pour résultat « de nombreuses poursuites arbitraires (...) et remplir les prisons de journalistes » ont affirmé plusieurs groupes de presse dans une lettre adressée mercredi au Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
La campagne, qui a pris par surprise le gouvernement, vise à suspendre l’application de ce texte -dont l’adoption en septembre par le Parlement avait été saluée par l’Union européenne et les médias turcs- le temps de modifier certaines dispositions.
La réforme du code pénal figurait parmi les mesures exigées par Bruxelles comme préalables au lancement de négociations d’adhésion avec la Turquie, finalement décidé en décembre.
« Les grands groupes médiatiques étaient envoûtés par la campagne pour l’UE. Ils n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir les dangers de la loi », a affirmé Oral Calislar, un responsable de l’Association des journalistes turcs.
Les récentes attaques menées par M. Erdogan contre la presse ont cependant conduit les journalistes à examiner de plus près le nouveau code.
« L’incident Musa Kart a été l’étincelle et a nourri les soupçons », a déclaré M. Calislar, en référence à un caricaturiste poursuivi par M. Erdogan pour avoir dessiné le Premier ministre sous les traits d’un chat emmêlé dans une pelote de laine.
Selon les experts, les dispositions du code relatives aux médias comportent des termes suffisamment vagues pour permettre aux juges ou aux procureurs de lancer arbitrairement des poursuites et réintroduisent des peines de prison, abolies pourtant lors d’une précédente réforme, pour les journalistes.
Un article prévoit ainsi jusqu’à 15 ans d’emprisonnement pour les personnes qui propagent par voie médiatique et en échange de bénéfices matériels en provenance de l’étranger de la propagande allant à l’encontre des « intérêts nationaux fondamentaux ».
Cet article en particulier a semé l’inquiétude, des notes explicatives attachées au projet de loi révélant qu’il pourrait viser ceux qui plaident pour un retrait des troupes turques de Chypre ou en faveur d’une reconnaissance du caractère génocidaire des massacres perpétrés en 1915 par l’Empire ottoman.
« Qu’arrivera-t-il par exemple à une institution qui reçoit des fonds de l’UE et critique la politique chypriote de la Turquie ? », s’est interrogé M. Calislar.
Des dizaines de journalistes, d’écrivains et d’intellectuels ont été emprisonnés dans le passé en Turquie pour avoir exprimé leurs opinions.
Adem Sozuer, un juriste ayant participé à la rédaction du projet de code pénal, a reconnu que certaines dispositions devraient être amendées, mais a maintenu que le texte garantissait les libertés de la presse et d’opinion.
« Avec cette loi, la Turquie a indéniablement fait un pas en avant », a-t-il dit.
La réforme, qui a abrogé un code pénal emprunté 78 ans plus tôt à l’Italie fasciste, a été saluée principalement pour ses sanctions renforcées à l’égard des auteurs d’atteintes aux droits de l’Homme et ses mesures améliorant les droits des femmes.
Le gouvernement a rejeté la possibilité d’une suspension de l’application du nouveau code pénal, estimant que des amendements pourraient être adoptés ultérieurement si des problèmes sérieux survenaient dans la pratique.
« Je ne pense pas que les soupçons des journalistes seront confirmés après l’entrée en vigueur de la loi », a déclaré Koksal Toptan, chef de la commission parlementaire de la Justice.