Résistant à tout règlement, le problème de Chypre s’annonce comme un écueil de taille sur la route de la Turquie vers l’Union européenne et comme un vrai casse-tête pour les 25. Trente ans après la guerre entre les deux communautés, l’île reste divisée entre la République turque de Chypre du Nord (RTCN, 185 000 personnes, reconnue par Ankara seulement) et la République de Chypre (620 000 habitants, la seule reconnue internationalement).
Les négociations entre les deux parties sont au point mort depuis le rejet, par les Chypriotes grecs, en avril 2004, du plan de réunification de l’île mis au point par l’ONU. D’autre part, le gouvernement turc n’a guère progressé depuis le sommet européen du 17 décembre 2004 sur la demande que lui a faite Bruxelles de reconnaître de facto la République de Chypre.
Or, pour pouvoir commencer, comme prévu, ses négociations avec l’UE, le 3 octobre 2005, la Turquie, puissance tutélaire du nord de l’île où elle maintient 35 000 soldats, devra normaliser ses relations avec la République de Chypre, qu’elle refuse de reconnaître depuis 1974. Comme premier geste, le gouvernement turc a été sommé d’accepter l’extension de l’accord d’Union douanière, qui lie Ankara à l’Europe depuis 1963, aux dix nouveaux pays membres de l’UE, dont Chypre. Rien n’a été fait à ce jour.
Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, ne cesse d’assurer qu’il va signer le protocole d’extension. Il l’a encore affirmé à Madrid, le 11 mars, lors de sa rencontre avec le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, et le président de la Commission européenne, José Manuel Durao Barroso. Mais il ne perd pas une occasion de rappeler qu’il « ne s’agit pas d’une reconnaissance de la République de Chypre ».
« Il peut difficilement dire autre chose. N’oubliez pas que Chypre est une des grandes causes nationales », rappelle Zeynep Ürektürk, journaliste au quotidien anglophone The New Anatolian, à Ankara. Les causes nationales les questions kurde, arménienne, chypriote, l’armée et son rôle au sein de l’Etat, le culte d’Atatürk forment, en Turquie, le c�ur de la pensée nationaliste, qui ne souffre aucune remise en cause.
Ancien ministre démissionnaire de la culture et du tourisme dans le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP, la formation islamiste modérée du premier ministre turc), Erkan Mumcu ne ménage pas ses critiques au parti qu’il vient de quitter. « L’équipe au pouvoir ne sait pas parler comme il faut du problème de Chypre. Concentré sur l’obtention d’une date, le gouvernement a oublié le reste », explique-t-il, tout en le déplorant car « dans le cas de Chypre, la perspective d’une solution s’éloigne ».
La seule issue, selon lui, est de « ramener les deux parties autour du plan Annan, qui doit être révisé ». Le plan du secrétaire général de l’ONU, prévoyant la création d’une fédération souple composée de « deux Etats constituants », a été rejeté par les trois quarts des électeurs chypriotes grecs lors du référendum du 24 avril 2004, la plupart des partis l’ayant jugé trop favorable aux Chypriotes turcs.
« LA TURQUIE DÉCIDE DE TOUT »
Au nord de l’île, les initiatives en faveur de la recherche d’une solution se sont taries, occultées par la perspective d’une élection présidentielle en avril. Pour la première fois, Rauf Denktash, le chef historique de la communauté chypriote turque, soutenu par les militaires turcs et peu enclin à un règlement, ne se présentera pas. Le premier ministre progressiste, Mehmet Ali Talat, qui avait appelé en 2004 les Chypriotes turcs à voter en faveur du plan Annan, a beau être le favori pour l’élection, il est critiqué et rien n’assure que les négociations reprendront rapidement.
Nombre d’habitants du nord de l’île s’interrogent sur les raisons pour lesquelles leur gouvernement ferme les yeux sur le bradage en cours à des Britanniques ou à des Turcs des propriétés des Chypriotes grecs (environ 160 000 qui ont fui le nord en 1974, laissant tout derrière eux). Par le passé, Mehmet Ali Talat s’était pourtant dit attaché à la solution du problème des propriétés.
« Mehmet Ali Talat fait très exactement ce qu’Ankara lui demande, estime un habitant de ces régions. Pour continuer à jouir du soutien de la Turquie - principal contributeur au budget de la partie nord -, il a dû faire alliance avec Serdar Denktash - le fils de Rauf Denktash -, avec lequel il a formé le gouvernement. »
« Or la Turquie, qui décide de tout ici, n’est pas pressée de voir aboutir un règlement, poursuit-il. Les Chypriotes grecs non plus. Les deux vont tergiverser, et nous, Chypriotes turcs, nous en ressortirons perdants, comme toujours. »