La Bourse turque a salué avec enthousiasme la fin de la crise ouverte entre Bruxelles et Ankara. Aussitôt rassurée par les déclarations du commissaire européen à l’Elargissement, Günter Verheugen, elle a grimpé en flèche pour atteindre un niveau historique à la clôture de 22 117 points. Du jamais vu !
Ce record en dit long sur le soulagement des milieux d’affaires. A la veille du départ du premier ministre pour Bruxelles, l’un des plus puissants patrons du pays, Omer Sabanci, avait exprimé son inquiétude face aux menaces pesant depuis plusieurs jours sur la candidature d’Ankara, en appelant le gouvernement à « faire preuve de bon sens ». Il a visiblement été entendu.
Le président du groupe parlementaire du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) est également rassuré : « Nous sommes contents de ce résultat qui correspond à notre attente », a déclaré Kemal Anadol.
Pour débloquer la crise, le numéro un du parti, Deniz Baykal, avait demandé mardi une convocation d’urgence du Parlement. Sa requête, qui n’avait alors pas été prise en compte, a finalement été satisfaite : dans le prolongement de l’entrevue de Bruxelles, le ministre turc des Affaires religieuses, Mehmet Aydin, annonçait hier que le Parlement se réunirait dimanche en session extraordinaire, pour boucler la réforme pénale considérée comme un préalable indispensable à l’ouverture des négociations d’adhésion.
C’est donc le soulagement qui primait hier en Turquie, même si de nombreuses interrogations restent encore en suspens ; à commencer par celle des motivations profondes qui ont pu amener le premier ministre à prendre le risque de rompre le dialogue engagé avec l’Europe.
Mais le vent a déjà tourné. Et les critiques acerbes qui pleuvaient ces derniers jours sur Recep Tayyip Erdogan, accusé de jouer avec l’avenir du pays, se sont muées hier en louanges sur son habileté politique hors norme.
Selon le journaliste Serdar Turgut, invité par la chaîne NTV à commenter « à chaud » la soudaine embellie des relations entre Bruxelles et Ankara, le premier ministre turc aurait en fait agi avec beaucoup de finesse, en provoquant d’abord la panique des Européens au sujet du projet de loi sur l’adultère, puis en laissant monter la pression... pour finalement lâcher du lest au dernier moment. Recep Tayyip Erdogan aurait donc sciemment agité l’épouvantail d’une réforme inacceptable par Bruxelles, pour effrayer ses partenaires européens afin de mieux les amadouer par la suite.
Quoi qu’il en soit et en dépit des questions que l’on est toujours en droit de se poser sur les convictions intimes du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan vient indiscutablement de remporter une victoire. Il affiche cependant un triomphe modeste : « Je suis très content du résultat de cette entrevue qui a été très productive », a-t-il sobrement commenté, tandis que Günter Verheugen le comblait d’aise, l’appelant désormais son « ami Erdogan » dont il saluait au passage le « fort esprit de commande ».
Toutes les réserves du commissaire à l’Elargissement semblent s’être évanouies ; même celles concernant le délicat dossier de la torture, au sujet duquel les experts récemment mandatés auraient finalement rendu un rapport très rassurant, désavouant l’Association des droits de l’homme en Turquie qui faisait état de 700 plaintes déposées auprès de ses services au cours des six premiers mois de l’année.
Le premier ministre peut donc se vanter d’avoir parfaitement bien retourné la situation en sa faveur... ou presque, car il va devoir maintenant rendre des comptes aux plus radicaux de ses électeurs. A Bruxelles, il se serait engagé à oublier définitivement son projet de pénalisation de l’adultère, ce que les confréries religieuses, officiellement interdites mais puissantes dans son entourage et influentes sur son électorat, considéreront sans doute comme une trahison.
A l’opposé, les associations de défense des droits des femmes seront sans doute peu convaincues de la bonne foi de celui qui a lui-même projeté de criminaliser l’adultère en prétendant prendre appui sur les habitudes culturelles d’un pays pratiquant encore les « crimes d’honneur ».
Quoi qu’il en soit, plus rien ne s’oppose maintenant à un bouclage rapide de la réforme pénale puisque le Parlement, dont la majorité est acquise au premier ministre, se réunira donc dimanche prochain. Les députés ont déjà adopté 344 des 346 articles au programme. Autant dire qu’il ne s’agit plus que de la dernière ligne droite avant l’arrivée. Sauf nouveau coup de théâtre, la réforme sera sûrement prête dans les délais fixés par Bruxelles. Et compte tenu des propos extrêmement positifs tenus hier par le commissaire à l’Élargissement, le rapport qui sera rendu le 6 octobre devrait lui aussi faire plaisir aux Turcs.