Après de lourdes pressions des Européens et deux volte-face successives, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, leader charismatique de l’AKP, le Parti de la justice et du développement a finalement renoncé à introduire dans le nouveau code pénal élargissant les libertés individuelles un article de loi sanctionnant à nouveau l’adultère comme crime passible de six mois à un an de prison. La Commission devrait donc rendre le 6 octobre prochain un rapport favorable sur l’ouverture des négociations d’adhésion souhaitées par plus de 80 % de la population turque. Ce bras de fer n’en laissera pas moins des traces profondes malgré les immenses progrès accomplis ces dernières années dans un intense processus de démocratisation salué par le député vert européen Daniel Cohn-Bendit comme « le miracle du Bosphore ». Pour le moins réservé comme nombre de Français sur une future intégration de ce pays, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a affirmé que « les problèmes » venaient de la société turque et non « des engagements » du gouvernement d’Ankara. Les leçons de cette crise prouveraient plutôt l’inverse.
La mobilisation contre ce texte rétrograde des mouvements de femmes, d’une grande partie des médias et des organisations professionnelles, notamment celles des hommes d’affaires comme la Tusiad, a montré la grande vitalité d’une société civile turque qui vit déjà pleinement à l’heure européenne. La haute administration républicaine était sur la même ligne. Ce fut d’ailleurs la Cour constitutionnelle turque qui en 1996 dépénalisa l’adultère. L’obstination idéologique de l’AKP a néanmoins failli faire capoter quarante ans de marche turque vers l’UE mettant en pleine lumière les ambiguïtés de ce parti grand vainqueur des élections de novembre 2002 avec 34 % des voix mais presque deux tiers des sièges. Il se présente comme « démocrate conservateur ». Mais désormais à Bruxelles comme en Turquie, nombre de ceux qui voulaient croire à la complète mutation génétique de l’AKP et de son leader sont saisis par le doute. Le même Premier ministre qui depuis deux ans répétait dans une rhétorique bien rodée que « l’UE est le plus grand projet politique de la Turquie » a réagi aux protestations de Bruxelles en récusant à l’UE le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures de son pays.
Même s’ils se sont rattrapés in extremis, les dirigeants de l’AKP et son chef charismatique ont montré les limites de leur engagement. Certes, par pragmatisme, ils ont soutenu depuis leur arrivée au pouvoir le programme d’assainissement économique imposé par le FMI et accélèrent les réformes démocratiques exigées par l’UE. Toute autre option leur aurait ôté le soutien des grands groupes économiques et d’une bonne partie des classes moyennes. Le bilan de l’action menée depuis deux ans est certes impressionnant, même si nombre des réformes importantes, dont l’abolition de la peine de mort ou la reconnaissance des langues minoritaires dont le kurde, avaient été entamées sous le gouvernement précédent. Au nom de l’Europe, l’AKP a réussi à limiter les pouvoirs du Conseil national de sécurité qui institutionnalisait depuis des décennies le rôle politique de l’armée comme sourcilleuse gardienne de la laïcité républicaine. « Recep Tayyip Erdogan a compris que les réformes imposées par une future intégration représentent les meilleures garanties de liberté d’expression et de développement pour l’islam politique », reconnaît Mehmet Métiner, l’un de ses anciens conseillers à la mairie d’Istanbul.
Libéraux par intérêt bien compris sur le plan institutionnel, Recep Tayyip Erdogan et sa garde rapprochée tous très croyants restent ultraconservateurs notamment en matière de moeurs. La femme du leader porte le foulard, ce qui la prive de nombre de réceptions officielles. Ses filles aussi, et elles étudient aux Etats-Unis pour ne pas devoir se plier à la loi interdisant le port du « turban » à l’université. Et nombre de notables de l’AKP défendent ouvertement l’illégal « mariage devant iman » qui permet d’avoir une ou deux maîtresses régulières en plus de la femme épousée à la mairie. Certes les islamistes votant pour celui qu’ils appellent « AK Parti » le parti blanc ou sans péché ne représentent qu’une moitié d’un électorat désormais beaucoup plus vaste. Nombre de Turcs ont porté leur voix sur l’AKP par ras-le-bol face à l’impuissance et la corruption des autres forces politiques. Des cadres venant d’autres forces de la droite nationaliste ou libérale ont conflué vers l’AKP. Mais le réel pouvoir appartient à Recep Tayyip Erdogan et à une poignée de dirigeants qui tous ou presque se sont formés depuis plus de trente ans dans le mouvement Mille Görus (vision nationale) et les partis successifs de Necmettin Erbakan, le leader historique de l’islamisme politique turc. Ce moule les a d’autant plus marqués que ces partis représentaient une espèce de contre-société comme jadis les partis staliniens en Occident. Le politologue Rusen Cakir présentait d’ailleurs le Refah, devenu en décembre 1995 la première force politique du pays avec 21 % des voix, comme « un parti populiste dans son verbe, bolchevik dans son organisation et islamiste dans son idéologie ». Le projet politique de l’AKP est né de l’échec du Refah chassé du pouvoir en 1997 sous la pression de l’armée qui a forcé Necmettin Erbakan à démissionner de son poste de Premier ministre.
Recep Tayyip Erdogan comme une majorité des élus et des cadres du parti ont dès lors compris qu’il était impossible d’affronter ouvertement l’armée et l’establishment kémaliste. Lui qui pourfendait « l’Europe comme club chrétien » ou clamait que « la démocratie était un moyen mais non une fin » a changé son discours et ses pratiques. La question de la sincérité ou non de l’ancien maire islamiste d’Istanbul n’a guère d’intérêt : l’arrivée aux affaires de ce parti a ouvert une dynamique. « Ils veulent vraiment apprendre mais le chemin est encore long », reconnaissait le politicologue Menderes Cinar. Les dirigeants de l’AKP sont moins l’otage de leur base islamiste ou des confréries religieuses que de leurs propres schémas mentaux archaïques où se mêlent méconnaissance des réalités européennes et arrogance du pouvoir. Ils avaient déjà tenté de mener la bataille pour la liberté du port du foulard ou l’élargissement des compétences des écoles religieuses. Face à l’opposition vigoureuse du camp laïc, ils firent à chaque fois marche arrière comme maintenant pour la criminalisation de l’adultère. Sûrs de leur droit et pleins de bonne foi, ils n’avaient pas compris en quoi cette mesure pouvait choquer à Bruxelles. C’est peut-être le plus inquiétant. Européenne de cœur et de raison, la Turquie marche vers l’UE, mais l’AKP qui a accéléré ce processus pourrait aussi en être le frein.