Ankara a pu obtenir de justesse un avis positif du commissaire à l’Elargissement, Günter Verheugen, pour l’ouverture de négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Malgré ce bon point à son actif, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan n’en finit pas de surprendre avec ses revirements.
La Turquie vient de vivre plusieurs semaines très chahutées sur le plan politique. En cause : la volte-face du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan sur la question de l’adultère. Le gouvernement AKP était en train de préparer une proposition de refonte du Code pénal turc, censé répondre aux exigences européennes en matière de droits de l’homme, quand la question de la criminalisation de l’adultère est venue tout perturber, avec le risque de saboter les efforts menés en faveur de l’adhésion européenne par ce même gouvernement. Après bien des débats dans les médias turcs et des propos critiques du commissaire européen à l’Elargissement, un accord semblait se dessiner au Parlement entre l’AKP majoritaire et l’opposition CHP (gauche kémaliste) pour faire passer la réforme du Code pénal et enterrer la question controversée de l’adultère. Mais patatras, voilà que, in extremis, l’ensemble du projet de réforme est ajourné et que le Premier ministre Erdogan se met à critiquer « l’ingérence européenne », alors que depuis deux ans il fait l’impossible pour se conformer aux exigences européennes.
Cette volte-face a surpris tout le monde en Turquie, y compris ceux qui sont considérés comme des soutiens du gouvernement AKP. Ainsi, Selçuk Gültasli, correspondant du quotidien Zaman à Bruxelles, très au fait des négociations turco-européennes, ne cache pas, dans un quotidien qui apporte plutôt un soutien critique au gouvernement AKP, sa déception par rapport à l’attitude d’Erdogan : « Le titre de l’hebdomadaire The Economist »Pourquoi l’Europe doit dire oui à la Turquie« commençait à peine à produire ses effets que les propos d’Erdogan, ’Qu’ils ne se mêlent pas de nos affaires intérieures’, détruisaient tout sur leur passage. Pourtant, cette revue de qualité démontait subtilement un par un les arguments des opposants à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Malheureusement, ce beau raisonnement n’a pas résisté à la tempête provoquée par cette polémique sur l’adultère. »
A l’instar de nombre de ses confrères, Mehmet Barlas, dans le quotidien Sabah, s’interroge sur l’« énigme Erdogan » : « J’ai lu tous les articles tentant d’analyser les raisons qui ont poussé Erdogan à défier l’Europe. Il y avait parmi leurs auteurs des inconditionnels du Premier ministre. J’ai parlé avec des cadres de l’AKP et je peux dire qu’aucun d’entre eux n’a compris pourquoi, si proche de la ligne d’arrivée, Erdogan a déclaré : �Nous sommes turcs, personne ne doit se mêler de nos affaires’. » Ce retournement de situation a créé des paradoxes. Ainsi, l’un des éditorialistes les plus critiques du gouvernement (Emin Cölasan, de Hürriyet), célèbre pour ses attaques aux accents populistes pourfendant ceux qui ne sont pas dans la droite ligne du nationalisme turc jacobin, parmi lesquels figurent les anciens islamistes modérés de l’AKP, n’a pas hésité à féliciter Erdogan pour son opposition à l’« ingérence européenne » et à se réjouir avec passion que ce dernier, « après tant de concessions à l’égard de l’Europe » qui font de la Turquie aujourd’hui « un homme encore plus malade que l’Empire ottoman », a enfin changé : « Il a enfin changé. Je le félicite, je le félicite. Je plane de joie. Je suis vraiment fier de lui. »
Mais pourquoi ce raidissement d’Erdogan sur l’affaire de l’adultère ? Selon Nazli Ilicak, éditorialiste du quotidien Tercüman, « chaque fois que l’AKP a voulu avancer sur des dossiers tels que l’interdiction du port du voile, les lycées »imam hatip« (initialement créés pour former des imams, fréquentés par une population plutôt croyante et traditionaliste) ou la liberté de parole des imams appointés par l’Etat, il s’est retrouvé en face de l’Etat profond (establishment civil et militaire se considérant comme le gardien d’une laïcité autoritaire) et, chaque fois, pour ne pas que les choses s’enveniment, il a fait marche arrière ». « Jusqu’à quand cette situation peut-elle durer ? » conclut Nazli Ilicak, ancienne députée du Parti de la vertu (ancêtre de l’AKP), qui dans son article fait part du mécontentement croissant de certains députés de l’AKP face à ce qu’elle décrit comme une « frustration ».
Pour Ali Bayramoglu, analyste du quotidien Yeni Safak, « le problème de base est d’ordre sociologique. En effet, bien que la majorité AKP ait réalisé des avancées quasi révolutionnaires sur le plan des droits et des libertés politiques, ce parti ne parvient pas à prendre des mesures de type libérales sur des sujets relevant de la morale et des traditions, et qui concernent donc ses propres valeurs. La déchirure qui vient de se produire entre Erdogan et l’Europe vient de là. »
Néanmoins, depuis lors, le Premier ministre Erdogan s’est rendu à Bruxelles (le 23 septembre), où il a finalement enterré la polémique en promettant de faire adopter par sa majorité au Parlement, avant le 6 octobre (date de la remise du rapport de la Commission), la réforme du Code pénal turc sans y inclure la question controversée de l’adultère, à la condition toutefois que la Commission européenne ne pose plus de nouvelles exigences vis-à-vis d’Ankara. Cette nouvelle volte-face n’a pas surpris Hasan Cemal, éditorialiste du quotidien Milliyet, qui avant même la visite décisive d’Erdogan à Bruxelles soulignait le pragmatisme du Premier ministre turc : « Il y a quelques jours je discutais de la question de la polémique sur l’adultère avec Süleyman Demirel (ancien président de la République). Celui-ci a eu des propos révélateurs concernant l’attitude d’Erdogan. En substance, l’ancien président de la République considère qu’Erdogan sait faire preuve de courage autant quand il prend une décision que quand il y renonce. En d’autres termes, on peut dire qu’il n’hésite pas à changer d’avis. En effet, si on le compare à Turgut Özal (ancien Premier ministre et président de la République, décédé en 1993), dont il s’inspire, on peut dire qu’il est moins borné que lui et plus pragmatique. »
En attendant, l’ensemble de la presse turque se réjouit du dénouement de la crise et se félicite des pronostics optimistes du commissaire à l’Elargissement Günter Verheugen. Le quotidien Radikal titre ainsi : « Pour le rapport, c’est bon ; maintenant, au tour de la décision (du Conseil). » « La voie est libre », titre quant à lui Hürriyet. Zaman écrit : « Plus d’obstacles sur la voie de l’Europe. » Et Yeni Safak : « Il est parti, il a résolu le problème et il est revenu. »