Alors que la Commission Prodi peaufine les conclusions de son rapport sur la Turquie, les centres de réflexion les plus avertis de Bruxelles ont déjà pris une longueur d’avance sur le débat politique. Considérant l’ouverture des négociations acquise pour 2005, ils tablent sur une entrée de la Turquie dans l’Union européenne entre 2012 et 2015. Réputé pour le sérieux de ses expertises, le Centre d’études des politiques européennes publie cette semaine une étude d’impact très complète sur l’adhésion de ce pays dans l’Union d’ici à sept à dix ans.
Intitulé « Mutation européenne de la Turquie moderne », le rapport bruxellois dédramatise, chiffres à l’appui, les conséquences économiques et politiques de cette adhésion dans une Europe à vingt-huit Etats membres. Les experts refusent de parler, à l’instar de certains députés conservateurs, de « choc » ou de « péril » économique pour l’Europe. A règles budgétaires constantes, ils estiment que le coût d’une adhésion turque en 2015 s’élèvera à 20 milliards d’euros, soit 0,20% du PIB européen. « Une somme tout à fait gérable pour le budget européen », concluent-ils, rappelant qu’elle restera, en valeur absolue, très en deçà des budgets nationaux des Etats membres. Modestes à l’échelle de l’Union, les fonds attendus de la politique agricole commune et les aides régionales permettront de donner un coup de fouet à l’économie turque. Et la Turquie, qui devrait doubler sa richesse d’ici à dix ans, deviendra, à terme, un contributeur non négligeable du budget européen. Si l’économie turque accumule encore des retards, l’ouverture rapide des négociations avec Bruxelles aura un effet très positif sur les données macroéconomiques du pays. Les taux d’intérêt devraient baisser, ce qui permettra de réduire le déficit budgétaire (6% du PIB) et de stabiliser les marchés financiers, excessivement réactifs aux changements d’humeur du commissaire européen Günter Verheugen.
A l’unisson avec les capitales européennes, les « think tanks » bruxellois mettent en avant les avantages géostratégiques et diplomatiques d’une adhésion de la Turquie, pays membre de l’Otan, puissance régionale, voisine de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie, ou du Sud-Caucase. « En raison de sa position stratégique, la Turquie pourrait même intégrer la politique étrangère commune dès le début des négociations », pronostiquent les experts. Il est vrai que l’Agence européenne de défense envisage déjà d’associer la Turquie, acteur militaire majeur en Europe, à certains programmes de coopération. « S’il y a bien un domaine où la candidature turque ne devrait pas être controversée, c’est bien celui de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité », estime le Centre d’études des politiques européennes. « La Turquie jouxte des pays à risques, sources d’inquiétudes pour l’Union européenne, en raison du terrorisme, des armes de destruction massive, du trafic de drogue ou d’êtres humains », note le rapport. Mais, loin de déstabiliser l’Europe, cette promiscuité avec le Moyen-Orient lui donnera un levier supplémentaire pour accroître son influence dans la région, au-delà des fonds distribués aux territoires palestiniens.
Accusée par ses détracteurs d’être proaméricaine, et proisraélienne, la Turquie a démontré à l’occasion de la guerre en Irak qu’elle savait résister aux pressions de Washington. En entrant dans l’Union, avec la bénédiction des Etats-Unis, Ankara pourra se libérer sans complexe de la tutelle américaine. L’Europe, elle, pourra s’appuyer sur un acteur régional de premier plan pour contrer l’influence russe ou américaine dans une région décisive pour l’approvisionnement en matières premières. Plus naïvement, peut-être, le Centre d’études des politiques européennes espère que le modèle politique turc, musulman mais laïc, finira par inspirer un voisinage en proie aux extrémismes religieux. Non pas en exportant ses valeurs de laïcité, dont Bruxelles a compris récemment toute la fragilité, mais en démontrant aux pays arabes les bénéfices d’une politique qui n’est plus seulement fondée sur la force et l’armée. « Alors que, dans le passé, la Turquie appuyait sa politique étrangère sur sa force militaire, elle a fini par comprendre l’importance et l’influence de la société civile, de l’économie et de la diplomatie, aussi efficace, si ce n’est plus, pour atteindre ses objectifs », conclut le rapport. Une leçon que le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, applique désormais à la lettre lorsqu’il négocie avec Bruxelles.