Au nom du pluralisme, s’inquiète le rédacteur en chef du quotidien Radikal, les manuels scolaires turcs mettent sur le même plan la théorie de l’évolution et les mythes religieux concernant la création du monde.
Il n’y a pas qu’en Turquie. Où qu’elle se manifeste, la régression s’accompagne toujours d’une position contraire à la science. Il n’y a donc aucune différence entre ceux qui aujourd’hui essaient de faire entrer dans les manuels scolaires les mythes et les fables concernant la création, en faisant passer cela pour de la science, et ceux qui avaient envoyé Galilée devant le tribunal de l’Inquisition. Pourtant, quelques siècles après Galilée, il se trouve encore des réactionnaires pour vouloir nous ramener vers ces concepts moyenâgeux. En Turquie, depuis 1985, les dogmes religieux sont exposés dans les manuels scolaires utilisés pour l’enseignement des sciences et de la biologie. Dans ces manuels, la théorie de l’évolution côtoie les idées créationnistes au nom du principe qui voudrait que “les élèves étudient les différentes théories concurrentes”. Lorsqu’on fait remarquer qu’il ne faut pas mélanger ce qui est scientifique avec ce qu’il ne l’est pas, le ministre AKP de l’Enseignement, Hüseyin Çelik, affirme aussitôt que “le créationnisme aussi est une théorie” et que ceux qui la défendent aujourd’hui “sont des spécialistes de la question, et non des imams ou des curés”. Le ministre de l’Enseignement, qui a fait carrière à l’Université (en tant que spécialiste de la littérature et de l’histoire turques), estime ainsi que, “si l’on trouve normal que la théorie darwinienne de l’évolution rencontre les préoccupations matérialistes de ses défenseurs athées, il faut alors aussi admettre qu’il en soit de même pour ceux qui défendent l’approche créationniste”.
Chacun de nous sait pourtant qu’il ne s’agit là que d’une croyance. Or, à l’inverse de la théorie scientifique, qui admet la possibilité d’une erreur, la croyance ne souffre pas le moindre doute, et la rejeter est synonyme de péché. Dans ces conditions, s’il faut vraiment que la théorie créationniste soit enseignée à nos enfants, il convient qu’elle le soit dans le cadre des cours de religion et non de biologie. L’offensive rétrograde en faveur de la théorie créationniste est également menée chez nous par une confrérie douteuse - les partisans d’Adnan Hodja - par ailleurs accusée d’activités frauduleuses. Disposant de fonds dont on ignore la provenance, cette “confrérie” distribue gratuitement des livres vantant la théorie créationniste et veut ouvrir un “musée de la Création”, qui devait bénéficier de l’aide de certaines municipalités, à commencer par celle d’Istanbul, dominée par l’AKP. Il faut toutefois signaler que ces municipalités se sont retirées du projet en raison de ses retombées médiatiques négatives. En attendant, de nombreux enfants ont déjà visité les expositions créationnistes mises sur pied par l’une des fondations dépendant de cette “confrérie”.
A la base, il n’y a pourtant pas, comme on le croit souvent, de conflit entre l’islam et la théorie darwinienne de l’évolution. C’est surtout entre le christianisme et la théorie de Darwin que l’opposition est la plus forte. Après tout, la Genèse ne fait pas partie du patrimoine religieux de l’islam. Ce sont les intégristes chrétiens, tout particulièrement aux Etats-Unis, qui font tout ce qu’ils peuvent pour discréditer la théorie de Darwin et faire en sorte que les légendes du créationnisme soient reprises dans les manuels scolaires. Malheureusement, un certain nombre de néo-orientalistes turcs qui ont reçu une éducation à l’américaine et qui entendent rester de “pieux musulmans” sont chez nous en train de façonner leur posture conservatrice sur le modèle du conservatisme religieux américain.
Dans ce contexte, le vrai danger pour la Turquie, ce n’est pas que nous ayons peut-être bientôt un président de la République dont l’épouse portera le voile. [Le prochain président de la République devrait être issu des rangs de l’AKP, ce parti étant majoritaire au Parlement, qui élit le président de la République.] Non, le vrai danger, c’est que la science soit évincée de la place publique au profit de thèses religieuses. N’oublions pas que l’Empire ottoman s’est effondré précisément parce qu’il avait rejeté la science. Faisons en sorte que notre République ne connaisse pas le même sort.
© Radikal,le 16/03/2006