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Plus Turcs que Turcs

samedi 16 octobre 2004, par José-Alain Fralon

Le Monde - 15/10/2004

Enquête de José-Alain Fralon

Figés dans leur désir de ne rien perdre de leur culture, les 400 000 Turcs de France ne se sont pas tous adaptés au mode de vie moderne. Pourtant ils souhaitent l’adhésion de leur pays d’origine à l’UE.

Muharrem Koç est partagé. Ce travailleur social de 36 ans, dont vingt et un passés en France, s’il se réjouit de sa toute récente naturalisation française, s’inquiète tout autant de la teneur du débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. « J’ai franchi le pas le 21 avril 2002, quand j’ai appris que Le Pen était au second tour. J’ai alors décidé de demander ma naturalisation, car j’ai compris à quel point j’étais intégré à la société française et que je devais me battre en son sein pour défendre certaines valeurs », raconte-t-il avant d’expliquer pourquoi les discussions sur la Turquie et sur l’Europe lui font peur. « Que l’extrême droite tienne un discours nationaliste, quoi de plus normal, mais quand ce sont des personnes que l’on assimile au courant républicain et démocrate, il y a de quoi s’alarmer ! »

Dino Guzine est une des « mémoires » de la communauté turque de Paris puisqu’elle y a rejoint son mari dès 1954. Il est alors peintre, et le couple rencontre « beaucoup de gens intéressants », comme Picasso, Aragon, Elsa Triolet, Soupault ou Tzara. « Les Français, dit cette femme, ne connaissent rien de la Turquie, sinon quelques clichés, comme s’ils en étaient restés à Molière et au grand Mamamouchi. »

Rencontrée aussi à Strasbourg, Hatice Sahin, 34 ans, tient un discours similaire. « La position des Français nous fait beaucoup de peine. Nous ne comprenons pas cette méconnaissance qu’ils ont de la Turquie, un pays tourné vers l’Europe depuis des siècles. » Hatice, qui a fait notamment des études de turcologie, ne veut pas baisser les bras. « A nous maintenant de lutter contre les stéréotypes. »

Ce ne sera pas facile, tant cette communauté est méconnue. Tout commence à la fin des années 1960. Dix ans après l’Allemagne, la France fait appel à de la main-d’œuvre turque. Celle-ci s’installe prioritairement en Ile-de-France, Rhône-Alpes et Alsace-Lorraine, qui va devenir la région française accueillant, en proportion, le plus de travailleurs turcs. Ceux-ci, débarquant après souvent trois jours et trois nuits de train, ne connaissent aucun mot de français. Ils se retrouvent dans des foyers Sonacotra avec une seule ambition : gagner « beaucoup » d’argent et rentrer le plus vite possible au pays. « C’était simple, explique un sociologue, la question de l’intégration ne se posait ni d’un côté ni de l’autre. »

En 1974, la crise économique oblige les pays européens à restreindre, voire à stopper l’immigration. En même temps, la France autorise le regroupement familial. Les travailleurs turcs, maintenant près de 100 000, font alors venir leurs femmes et leurs enfants. « Mes parents, même s’ils évoquaient toujours leur prochain retour au pays, se rendaient bien compte que ce retour était de plus en plus aléatoire. Alors, ils ont tout fait pour éviter ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une assimilation, qui leur ferait perdre leur identité turque. Nous devions rester de parfaits petits Turcs », se souvient Seit. Le principal moyen d’éviter ce danger d’intégration reste le mariage « arrangé », qui, aujourd’hui encore, constitue une grande partie des mariages dans la communauté turque de France. Les familles, souvent sans le consentement des principaux intéressés, font venir de Turquie la fille ou le garçon qui épousera leur enfant en âge de convoler.

De nombreuses femmes originaires de la campagne, arrivant sans aucune connaissance de la langue et du mode de vie dans l’Hexagone, sont radicalement exclues de la société française. « Elles endossent alors, nécessité oblige ou faute de mieux, le rôle de »garante« des valeurs traditionnelles, villageoises, assurant ainsi la »protection« de leurs enfants, notamment celle de leurs filles, contre toutes nouvelles valeurs transmises par la société d’accueil », écrivait la psychologue Pinar Hüküm (Hommes et migrations, mars-avril 1998).

« A la maison, où l’on ne parle que turc, où l’on mange des aliments arrivés directement du pays, où les meubles ont aussi été achetés à un importateur, où l’on invite rarement ses copains d’école, où l’on va bientôt, grâce aux paraboles, regarder exclusivement la télévision turque, les enfants sont ainsi les victimes d’une sorte de détricotage de l’intégration apprise à l’école », explique Gaye Petek-Salom, directrice de l’association Elele (Main dans la main), qui œuvre pour favoriser l’adaptation des Turcs, et notamment des femmes, à la société française.

A ces émigrants « économiques » vont ensuite s’ajouter des réfugiés politiques, notamment des Kurdes. Monolithique vue de l’extérieur, la communauté turque devient de plus en plus hétérogène. On se regroupe par région, voire par village d’origine. Mais aussi par affinités politiques. La fracture entre laïques et religieux, entre Turcs et Kurdes, se double de divergences au sein même de la communauté musulmane, partagée entre une multitude de groupes, des Alevis, qui défendent une religion ouverte, peu pratiquante, aux extrémistes orthodoxes des Nahchibandi ou des Süleymanci.

Deux mouvements se font principalement concurrence : le Ditib, qui symbolise un islam modéré et officiel, et le Milli Görüs, né en Europe dans les années 1980, qui représente un islam politisé. Très conservateur et rigoriste au départ, il a tempéré son discours et est devenu une véritable puissance économique, notamment en Alsace. Il est ainsi propriétaire de la mosquée d’Eyyüp Sultan, la plus vaste de France, installée depuis 1996 à Strasbourg sur 10 000 m2. L’imam, Mehmet Cevik, formé en Turquie, vit en France depuis plus de dix ans mais ne parle pas un mot de français. Le secrétaire général de la mosquée, Cengiz Dogan, est, lui, un parfait bilingue. Citant, au hasard de la conversation, les faveurs accordées à la France par un traité signé entre Soliman le Magnifique et François Ier, il insiste : « Nous méritons de faire partie de l’Union européenne, nous sommes une démocratie, nous avons accepté et digéré la laïcité, et, après tout, chez nous les femmes ont eu le droit de vote avant les Françaises. »

Même si certaines passerelles existent, les Turcs ont très peu de rapports avec les autres musulmans. « Il faut le reconnaître : nous professons un certain mépris pour les Maghrébins, et nous ne voulons en aucun cas leur être assimilés », explique un jeune étudiant turc. Mépris aussi non dissimulé pour certains autres pays « européens » de leur zone. Tous racontent ainsi s’être fait racketter au moins une fois en traversant l’ex-Yougoslavie, la Bulgarie ou la Grèce. Et tous posent la question : « Et vous trouvez ces pays plus aptes à entrer en Europe que nous ? »

Grâce à son esprit industrieux, mais aussi à son grand sens de la solidarité, la communauté a mieux réussi que beaucoup d’autres son intégration économique. Après la première génération, qui a travaillé dans les grandes industries, la seconde crée maintenant des petites entreprises de construction, de restauration ou de confection à domicile. Autosuffisante, vivant sur ses principes, la communauté turque a aussi tendance à s’autoréguler. « Il y a moins de délinquance chez nous, assure un commerçant, car les parents, ou la famille proche, ou le voisinage, s’occupent encore des enfants et ne les laissent pas traîner dans les rues. » Une prise en charge qui tourne parfois au drame. Comme à Colmar, en 1993, lorsqu’un père avait tué sa jeune fille sous prétexte qu’elle fréquentait un Français. Plusieurs autres pères de famille turcs avaient publiquement défendu leur compatriote. « C’était une question d’honneur. »

Au fil des années, la communauté, dans sa volonté acharnée de ne rien perdre de sa culture d’origine, a tellement figé son mode de vie qu’elle se trouve en retard par rapport à l’évolution de la Turquie profonde, a fortiori de celle des villes. D’autant que l’islamisme radical, un mouvement venu d’Europe, tend à avoir plus d’influence sur les Turcs vivant en France que sur ceux restés en Turquie. « On voit de nombreuses jeunes filles originaires de la campagne qui ne comprennent pas ce qui leur arrive en débarquant à Paris. Chez elles, elles portaient le jean, et pas nécessairement le foulard, et voilà qu’on les oblige à se voiler et qu’on leur interdit de sortir ! », raconte Gaye Petek-Salom.

Hatice Sahin apporte la preuve de cet étrange paradoxe. « C’est vrai que mes parents, par souci de ne pas perdre leur identité, vivent d’une manière plus traditionnelle. Mais les choses évoluent. Notamment grâce à la télévision turque, que mes parents regardent, et qui présente maintenant des programmes intéressants, des débats. Mes parents se rendent ainsi compte des changements qui interviennent en Turquie. »

Beaucoup de jeunes nés et vivant en France refusent ce détour par la mère patrie. Certains se sont tout simplement fondus dans la société française. « Je suis d’abord moi », explique Meral Umac, qui se dit, elle aussi, « sidérée » par le fossé existant entre les filles vivant en Turquie et celles appartenant à la communauté de France.

« Je suis français, et tout mon travail consiste à faire cohabiter dans mon pays des gens de cultures différentes », explique Saban Kiper, 25 ans, porte-parole à Strasbourg d’un mouvement de jeunes. Originaire d’un milieu traditionaliste, lui-même très croyant et pratiquant, il a pris sa carte du Parti socialiste, même s’il se prononce contre la loi sur le foulard à l’école et que sa femme soit voilée. « Il faut que les jeunes de l’immigration, d’où qu’ils viennent, comprennent que c’est là notre pays. »

Architecte à Paris, Muhammet Ali Soylu, 29 ans, parle avec autant de tendresse que de sévérité des Turcs de la capitale. Tendresse : « Récemment, un jeune homme de la communauté s’est tué à moto. Nous étions plus de cent à l’hôpital puis autour de la famille pour l’aider à faire son deuil. C’est beau, cette solidarité ! » Sévérité : « On sent une certaine jalousie, une certaine distance, notamment par rapport aux jeunes qui ont fait des études ou qui vivent différemment, ceux qui ont fait des mariages mixtes ou qui s’habillent de manière plus moderne. »L’Europe ? « Cela me touche plus qu’autre chose que la Turquie ait fait des efforts considérables, et pas faciles quand on pense à l’abolition de la peine de mort ou au statut des Kurdes, et savoir qu’on ne rentrera peut-être jamais, c’est dur ! Des pays comme la Pologne n’ont pas fait tant d’efforts et ont été acceptés. »

La communauté turque de France semble donc souhaiter unanimement l’entrée du pays en Europe. Güler Yilmaz est une des rares exceptions. « Je suis contre. La Turquie aujourd’hui se débrouille pas mal. L’entrée en Europe risque d’entraîner une flambée des prix, davantage de misère, l’introduction de quotas et de restrictions », dit cette jolie femme blonde qui avait 3 ans en 1969, lorsqu’elle est arrivée en France. Son père ayant été victime d’un accident du travail en 1971, sa mère dut se débrouiller seule avec ses trois enfants. Aujourd’hui, bien qu’elle n’aime pas le mot, Güler est un modèle d’intégration. Il suffit d’entendre ses deux grands garçons pour s’en persuader.

Kadir, 16 ans, et Kubilay, 12 ans, jouent au ballon dans le jardin de leur coquette villa. Dans un français aussi correct que celui de leur mère, le cadet explique qu’il rêve d’être pilote de chasse ou dentiste, et l’aîné qu’il souhaite devenir électronicien. Mais, pas en France..., en Turquie.

Avec son mari, agent de production, Güler a en effet l’intention bien ancrée de repartir. « Là-bas, les gens sont plus évolués. Ils ont l’ambition de réussir. C’est aussi mieux pour l’éducation des enfants, qui respectent leurs maîtres et sont fiers d’apprendre », dit-elle d’une voix chantante, où ne perce aucune récrimination. « Les Turcs de France, poursuit-elle, ont aussi perdu la convivialité et la chaleur qui existent au pays. »

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