Gagner du temps. C’est l’obsession des dirigeants français, qui cherchent à rassurer les Français sur l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Ils auront le dernier mot lorsqu’il faudra ratifier son adhésion, dans « dix à quinze ans », a déclaré au printemps Jacques Chirac.
« C’est à ce moment-là seulement que les peuples, compte tenu de ou éclairés par l’évolution des choses, pourront décider ou non d’accepter la Turquie », a déclaré le chef de l’Etat. Nicolas Sarkozy a déjà choisi la méthode : il veut un référendum.
Il a reçu le soutien du ministre des affaires étrangères, Michel Barnier, qui ne veut pas de télescopage entre le dossier turc et le référendum sur la Constitution, et prône un référendum « le moment venu ».
Sauf que le moment est venu. La Commission présentera, le 6 octobre, un rapport sur l’évolution de l’Etat de droit en Turquie qui recommandera d’ouvrir des négociations d’adhésion avec Ankara. Cette proposition sera entérinée au plus tard à la mi-décembre par les chefs d’Etat et de gouvernement.
Pour Robert Badinter, le processus est irréversible : « On répétait jadis que la mobilisation n’est pas la guerre ; on avait la mobilisation, puis la guerre. De même, l’ouverture des négociations n’implique pas en droit l’entrée dans l’Union, mais celle-ci suivra inévitablement celle-là », affirme l’ancien président du Conseil constitutionnel en préface à un plaidoyer contre l’adhésion turque rédigé par Sylvie Goulard, ancienne conseillère de Romano Prodi, président sortant de la Commission européenne (Le Grand Turc et la République de Venise, Fayard).
S’ils sont consultés dans dix ans, date probable de l’adhésion turque, les Français seront placés face au dilemme inhérent à tout référendum sur l’Europe : dites « oui », car il est trop tard pour dire « non » sans provoquer une crise grave isolant la France. Ils auront beau jeu de dénoncer une Europe qui se fait dans leur dos.
Le cas turc illustre le déficit démocratique européen, les citoyens n’ayant jamais eu leur mot à dire sur ce dossier laissé aux diplomates. Les dirigeants européens invoquent les engagements du passé. « Cela fait plus de quarante ans, c’était en 1963, que la Turquie s’est vu offrir la perspective d’entrer un jour dans l’Union européenne », a expliqué Jacques Chirac, rappelant que « cette perspective n’a jamais été remise en cause ». Première remarque, invoquer la parole donnée et promettre aux citoyens qu’ils auront le dernier mot est contradictoire. Ensuite, l’Europe a changé de nature depuis 1963, se transformant en union politique. Surtout, aucun engagement ferme ne fut pris à l’époque, l’accord d’association avec la Turquie de 1963 stipulant que « les parties contractantes examineront la possibilité d’une adhésion de la Turquie à la Communauté ». « C’est l’expression qu’on met dans les accords internationaux pour enterrer un dossier », affirme Mme Goulard.
La Turquie n’a déposé sa demande d’adhésion qu’en 1987, ce qui lui a valu un avis négatif de la Commission. En 1997, Ankara se fait éconduire par les Quinze car elle ne respecte pas les critères démocratiques fixés par les Européens à Copenhague quatre ans plus tôt. Il faut attendre 1999 pour que le processus d’adhésion soit lancé à Helsinki, les Quinze affirmant que « la Turquie est un pays candidat, qui a vocation à rejoindre l’Union sur la base des mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux autres pays candidats ».
Soucieux de retisser des liens avec la Turquie, les dirigeants européens prennent une décision géopolitique, sans ce soucier de l’impact d’une telle adhésion sur l’Union. Pour preuve, comme le note Mme Goulard, ils abandonnent l’un des critères de Copenhague, celui qui prévoit que « la capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration constitue également un élément important répondant à l’intérêt général ». Les Européens peuvent donc traiter l’adhésion de la Turquie comme celle de la Slovénie. Peu importe que l’entrée de ce pays pauvre et peuplé de 70 millions d’habitants puisse entraîner un bouleversement de l’organisation et des politiques de solidarité européennes.
La décision d’Helsinki suscite un bref tollé en France et en Allemagne, mais leurs dirigeants minimisent sa portée, à l’instar du ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer, qui explique qu’il faudra des décennies à la Turquie pour qu’elle devienne une vraie démocratie et qu’elle préférera in fine rester hors de l’Union pour conserver son statut de puissance régionale.
DÉRIVES
En réalité, tout va beaucoup plus vite que prévu. Le gouvernement islamiste modéré de Recep Tayyip Erdogan, arrivé au pouvoir fin 2002, entreprend une démocratisation à marche forcée de son pays. Les dirigeants européens réalisent soudain que la Turquie va respecter les critères démocratiques mais qu’ils n’ont jamais mené de débat avec les populations européennes sur le bien-fondé de son adhésion. « Il est extravagant que le sujet n’ait fait l’objet d’aucun débat à la Commission, au Parlement européen ou devant l’Assemblée nationale », s’afflige aujourd’hui l’eurodéputé Alain Lamassoure (UMP).
Depuis, le processus s’est accéléré, sans que personne en soit responsable, illustrant les dérives du fonctionnement européen : les décisions sont diluées et étalées dans le temps, de telle sorte qu’on ne sait pas identifier le moment décisif qui permettrait au débat démocratique d’émerger. La tactique consiste à se passer le mistigri en laissant à l’autre le soin de prendre la décision à sa place.
Ainsi, fin 2002, les chefs d’Etat et de gouvernement s’en remettent à la Commission pour qu’elle rédige le fameux rapport attendu ces jours-ci. Celui-ci est prêt, mais le débat n’a pas eu lieu. A l’exception du Néerlandais Frits Bolkestein et de l’Autrichien Franz Fischler, violemment opposés à l’entrée de la Turquie, la plupart des commissaires se taisent, en particulier les Français Pascal Lamy et Jacques Barrot : ils affirment réserver leurs arguments pour le débat du collège, le 6 octobre.
En réalité, la question essentielle a déjà été tranchée par le commissaire à l’élargissement, Günter Verheugen : il a affirmé, à l’issue de la visite à Bruxelles de Recep Tayyip Erdogan, jeudi 23 septembre, lorsque celui-ci a renoncé à criminaliser l’adultère, qu’il serait en mesure de formuler une « recommandation très claire ». La Commission va ainsi proposer d’ouvrir des négociations avec la Turquie, et personne n’osera le contester. La Commission Barroso, qui prendra ses fonctions le 1er novembre, se dira liée par la décision du collège précédent. Les chefs d’Etat et de gouvernement s’abriteront derrière le rapport.
Certains ont essayé de s’inviter dans ce débat, pour stopper la machine, à l’instar du président de la Convention, Valéry Giscard d’Estaing. « La Turquie n’est pas un pays européen », déclarait-il au Monde fin 2002, affirmant que son intégration signifierait « la fin de l’Union européenne ». Vivement critiqué, M. Giscard d’Estaing n’était pas parvenu à infléchir le cours des choses. Cette fois, l’échéance est identifiée. Le choix se fait maintenant.
Un référendum français n’est pas possible, celui-ci devant approuver des modifications constitutionnelles. En revanche, la bonne démocratie voudrait qu’à l’instar de ce qui se passe dans les pays nordiques Jacques Chirac obtienne avant de se rendre au prochain conseil européen un mandat du Parlement français, pour savoir s’il approuve ou non l’ouverture de négociations avec la Turquie et, en cas de réponse positive, dans quelles conditions celles-ci doivent être menées. La démocratie ne peut pas attendre.