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L’honneur perdu des Uzan

jeudi 27 janvier 2005, par Marie-Michèle Martinet

Le Figaro - 26/01/2005

Istanbul : Marie-Michèle Martinet

Longtemps, le destin de la famille Uzan a ressemblé à l’un de ces contes que seule la Turquie moderne peut encore inventer : l’histoire d’un fils de fermier bosniaque immigré en Turquie dans les années 20 qui, cinquante ans plus tard, à force de courage et d’astuce, était devenu riche... très riche. Estimée par la revue Forbes à 1,3 milliard d’euros, la fortune Uzan s’est construite sur le contrôle de centaines de sociétés. Elle s’affichait dans tous les secteurs d’activité du pays : la construction, l’énergie, la finance, les télécommunications... et les médias, qui ne laissaient pas passer une semaine sans étaler, photos à l’appui, les signes d’une réussite tapageuse : yachts, hélicoptères, appartement somptueux dans la Trump Tower à New York... rien n’est alors assez beau, assez cher, pour ces golden boys alla turca qui, à l’aube du XXIe siècle, surfent encore au sommet de leur gloire.

La richissime famille va pourtant finir par s’effondrer. Et si la presse parle encore de Kemal, Yavuz, Hakan et Cem Uzan, c’est pour relater les péripéties d’une spectaculaire débandade. La chute a commencé en juin 2003 avec l’annulation par le ministère de l’Énergie de la licence accordée à deux entreprises du groupe, Cukurova Elektrik et Kepez Elektrik, pour la production et la distribution d’électricité. Un mois plus tard, une enquête ciblée sur le fonctionnement de la banque Imar, également aux mains de la famille, révélait un trou de plus de 5 milliards d’euros dans les comptes. Un examen plus poussé allait ensuite permettre de découvrir un véritable système de double comptabilité : moins de 10% des dépôts étaient enregistrés, les 90% restant s’envolant vers des comptes à l’étranger !

La faillite de la banque Imar a coûté très cher à l’État turc. Pour rembourser les centaines de milliers d’épargnants ruinés et récupérer ce qui pouvait l’être des fonds publics engagés, l’organisme turc de supervision des banques, le BDDK, a ordonné la mise sous tutelle de 219 sociétés du groupe, désormais démantelé.

Le fondateur du groupe, Kemal Uzan, qui démarra comme tant d’autres, en Turquie, dans la construction, avait su mettre à profit ses relations privilégiées avec l’ancien premier ministre, Turgut Özal, pour bénéficier, dans les années 80, du programme de privatisation d’entreprises publiques. Mais le vent a tourné. Le pouvoir politique, longtemps favorable à la famille Uzan, a changé de main. Le gouvernement AKP qui, en 2002, avait fait de l’assainissement des moeurs politico-financières du pays l’une de ses promesses électorales, a juré de punir les fraudeurs.

Aujourd’hui, Kemal Uzan est en fuite, comme son frère Yavuz et son fils cadet Hakan. La rumeur prétend qu’ils bénéficieraient de la protection de la Jordanie. Mais pour combien de temps encore ? La justice turque est à leurs trousses : « Où qu’ils soient, nous les poursuivrons jusqu’au bout », a prévenu le ministre de la Justice, Cemil Cicek. L’heure des règlements de comptes a sonné. Le fils aîné de Kemal, Cem Uzan, qui espérait échapper aux poursuites, vient à son tour d’être rattrapé par la machine judiciaire turque. De toute la famille, il reste le plus médiatique, connu pour son physique avantageux et pour avoir lancé, en 1989, avec le fils de l’ancien président de la République, la première chaîne de télévision privée.

En quête d’immunité parlementaire alors que le scandale s’apprêtait à éclabousser sa famille, il avait pris soin de rompre avec les affaires pour se lancer dans la politique et créer un nouveau parti, le parti Jeune. Aux élections législatives de 2003, il recueillait 7% des voix. Présenté lors de cette campagne comme l’un des principaux rivaux de l’actuel premier ministre Recep Tayyip Erdogan, il se faisait remarquer par sa démagogie et sa violence verbale qui lui valurent une condamnation à 8 mois de prison pour diffamation.

La justice ne compte visiblement pas s’arrêter là. Interpellé par la police au mois de novembre avec 22 autres personnes parmi lesquelles ses gardes du corps armés, il a finalement été relâché. Cependant, les charges qui pèsent sur lui et sa famille seraient lourdes : fraude, dissimulation et falsification de documents, entre autres.

Cem Uzan a tenté de se blanchir de ces accusations en jurant que le pouvoir en place se serait promis de salir sa famille pour briser sa carrière politique. Cependant, les ennemis de la famille Uzan dépassent largement le cadre des frontières turques. Aux quatre coins de la planète, des poursuites sont engagées par des groupes aussi puissants que Nokia et Motorola, qui ont déjà gagné le procès intenté l’année dernière contre Telsim, la compagnie de téléphonie mobile contrôlée par le groupe Uzan : accusée de ne pas avoir honoré un emprunt de 2,7 milliards de dollars, Telsim a été condamnée par les juges new-yorkais à verser plus de 4 milliards de dollars. Et la traque est loin d’être terminée...

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