Deux mois après avoir entendu le symbole des défenseurs des droits de l’homme, la députée kurde Leyla Zana, plaider devant eux pour l’intégration de la Turquie à l’Union européenne, les eurodéputés ont donné, le 16 décembre 2004, à une large majorité un avis favorable à l’ouverture des négociations avec la Turquie. Un vote limpide qui masque cependant les tourments et les divisions de la classe politique européenne devant le cas turc.
Le 15 octobre 2004, le Parlement européen recevait la députée turque Leyla Zana, figure symbolique de la défense des droits de l’homme et de la minorité kurde. Les eurodéputés devaient, à cette occasion, lui remettre le prix Sakharov qu’elle n’avait pas reçu en 1995 pour cause d’emprisonnement. Libérée en juin 2004, sous pression européenne à quelques mois de la décision d’ouverture des négociations d’adhésion, Leyla Zana leur avait ouvert la voie en plaidant devant eux pour la candidature turque marquant les progrès accomplis par son pays tout en soulignant cependant les efforts encore à entreprendre vers une démocratie véritable.
Un vote sans ambiguité, après un vif débat
Deux mois plus tard, les eurodéputés se retrouvaient pour donner leur avis sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie. Un vote, certes non décisionnel, mais d’un poids non négligeable pour les chefs d’Etat et de gouvernement qui se réunissaient sur ce sujet le lendemain à Bruxelles.
C’est à une très large majorité - 407 voix contre 262 et 29 abstentions - que le Parlement européen a dit « oui », le mercredi 16 décembre, à l’ouverture de négociations d’adhésion avec la Turquie. Quarante-huit heures plus tard, les chefs d’Etat et de gouvernement réunis en Conseil européen à Bruxelles avalisaient cette position : les négociations d’adhésion entre l’Union européenne et la Turquie seront ouvertes dès les 3 octobre prochain.
Le vote sans ambiguïté du Parlement européen a ponctué un débat très vif, parfois même houleux. A la demande des chrétiens-démocrates et conservateurs du Groupe du Parti Populaire Européen, il s’est déroulé à scrutin électronique secret. Graham Watson, le président du Groupe des Libéraux et Démocrates Européens, s’en est offusqué, dénonçant « la coalition disparate de lâches et autocrates » qui a introduit cette demande acceptée par le président Josep Borrell. Même indignation chez Daniel Cohn-Bendit, coprésident du Groupe des Verts, qui a dit beaucoup respecter ceux qui sont pour ou contre une adhésion turque, mais pas « ceux qui n’ont pas le courage de leurs opinions ».
Le verdict du vote n’en a pas moins été d’une totale limpidité : en approuvant le rapport du rapporteur, le démocrate-chrétien néerlandais Camiel Eurlings, et en repoussant 67 des 84 amendements qui avaient été déposés, une large majorité des parlementaires s’est prononcé pour l’ouverture de négociations d’adhésion avec la Turquie. « L’objectif des négociations est bien l’adhésion à l’Union européenne », affirme ainsi la résolution parlementaire qui observe seulement, tout comme la Commission européenne l’avait fait dans son avis rendu en octobre, qu’il s’agira d’un processus de longue haleine qui « reste ouvert et ne conduit pas a priori automatiquement à l’adhésion ».
Pas de solution alternative
Par contre, c’est très massivement que les eurodéputés ont, toujours par vote secret, rejeté toute formule alternative à l’adhésion comme objectif. Le Parlement « a clairement rejeté tout plan B », a résumé le président Borrell. Par 415 voix contre 259, il a, en effet, repoussé l’amendement par lequel le Français Jacques Toubon (PPE) proposait de préférer à l’adhésion la conclusion d’un « partenariat privilégié » avec la Turquie. Il a réservé un même désaveu - 438 voix contre 235 - à celui qui voyait le chrétien-démocrate allemand Werner Langen tout simplement refuser « l’adhésion à part entière de la Turquie à l’Union ».
Seule consolation pour l’UMP Jacques Toubon, soutenu en la matière par la Gauche Unitaire Européenne, son amendement demandant la reconnaissance, par la Turquie, du génocide arménien et l’ouverture des frontières de ce pays avec l’Arménie a été retenu. L’amélioration du sort du peuple kurde, des minorités et communautés religieuses, des femmes et des syndicats est l’objet d’autres amendements qui ont été approuvés par le Parlement.
Tourments et division dans la classe politique
La limpidité du message ainsi adressé par le Parlement européen n’est en aucune manière illustrative des tourments et divisions que le cas turc a suscité dans la plupart des groupes politiques. Le débat qui avait précédé le vote en a témoigné.
Au nom des démocrates-chrétiens et conservateurs du Groupe du Parti Populaire Européen, l’Allemand Hans-Gert Pöttering a été ainsi forcé d’admettre qu’une triple division prévalait dans ses rangs, certains y préconisant la solution du partenariat privilégié, d’autres celle d’un partenariat alternatif et les derniers celle de l’adhésion. Toutefois, ces trois approches contradictoires auraient, selon le président Pöttering, un dénominateur commun : celui de vouloir parvenir, dans tous les cas, à une solution favorisant la paix. Lui-même favorable à l’option du partenariat privilégié, Hans-Gert Pöttering a dit personnellement craindre que l’Union ne « s’élargisse à mort » et, dès lors, en arrive à perdre son identité, la Turquie ne pouvant, selon lui, que changer la nature même de la construction européenne.
Ce point de vue a été relayé par son compatriote Elmar Brok, mais plus clairement encore par Jacques Toubon. Pour cet ancien ministre français, faire entrer la Turquie dans l’Union, « c’est accepter le risque que l’Europe devienne la Société des Nations », qu’elle « se réduise à une alliance stratégique, jadis contre le communisme, demain contre le terrorisme », voire enfin qu’elle « se transforme en une Organisation mondiale du commerce euro-asiatique ». Et Jacques Toubon d’ajouter qu’il serait illusoire et « même méprisant » de vouloir « intégrer, aligner, affaiblir dans sa grandeur historique », un pays comme la Turquie. A quoi certains pourraient lui rétorquer que des d’anciennes puissances telles que la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni ont bien, elles, consenti librement à cet « abaissement ».
Ce propos, le socialiste français Michel Rocard ne l’a pas tenu, mais il s’est démarqué de bon nombre de ses compatriotes en les invitant à regarder l’avenir avec confiance - la croissance turque connaît une croissance rapide de l’ordre de 6% - plutôt que de l’envisager à l’aune des pages noires du passé. Regrettant « le rappel insistant, parfois agressif, des événements les plus noirs » de l’histoire turque dans ce débat, l’ancien Premier ministre français a cru bon de rappeler que la France et l’Allemagne s’étaient bien gardé d’agir de la sorte au moment de leur réconciliation dans le cadre européen.
Ce point de vue a été relayé par le président du Groupe socialiste, l’Allemand Martin Schulz, qui a parlé des « dividendes de la paix » qu’entraînerait l’adhésion d’une Turquie à 90% musulmane acceptant la Charte européenne des droits fondamentaux.
S’exprimant pour le Groupe des Libéraux et Démocrates Européens, la radicale italienne Emma Bonnino a renchéri en affirmant que l’identité européenne ne trouvait pas seulement ses racines dans le passé - qui « n’a pas été seulement de la splendeur, mais aussi des guerres et du sang » - ou dans une quelconque appartenance « chrétienne et même catholique », mais dans le présent avec un projet politique qui ne peut être ni géographique ni religieux. Et l’ancienne commissaire d’estimer qu’en ancrant la Turquie aux valeurs démocratiques, il serait possible de créer une Union capable de développer son potentiel de paix dans une région qui a soif de stabilité.
Comme les démocrates-chrétiens et les conservateurs, les libéraux et démocrates sont toutefois divisés. Ainsi, le Français Bernard Lehideux a plaidé pour la fixation de frontières européennes, tant il est vrai, a-t-il fait valoir, que l’Europe « ne peut pas être un terrain vague où tous les riverains viennent faire un peu de commerce ». Et d’expliquer qu’il voulait « une Europe politique, fédérale, où les peuples choisissent ensemble leur destin », et non pas « une Onu régionale, une Europe des diplomates à la place de l’Europe des peuples ». Un point de vue qui a encore été prolongé par sa compatriote Marielle de Sarnez pour qui, « plus l’Europe s’élargira sans limites », plus le projet politique qui est le sien s’affaiblira, cela au moment où, « plus que jamais, il y a besoin d’Europe ».