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Kemal Dervis, Diplomate sans titre

jeudi 20 janvier 2005, par Amélie de Bourbon

Le Figaro - 19/01/2005

Kemal Dervis a compris qu’il était temps de réconcilier ses exotismes et ses exils et de rapprocher ses vies, ses cultures turque et européenne.

Le crâne sec, le visage lisse, le costume gris, une silhouette passe-partout. Un sourire posé sur son visage comme un message diplomatique, Kemal Dervis a pris l’habitude de se faufiler d’un monde à l’autre sans faire de bruit. A la manière de ces agents qui créent leur base arrière dans les suites identiques des grands hôtels, Kemal Dervis a fait du secret sa tenue de travail. L’homme est en mission. A 56 ans, cet ancien ministre des Finances, aujourd’hui député d’Istanbul, est devenu un des envoyés de la cause turque en Europe, une sorte de diplomate sans titre.

Un jour au Parlement européen des jeunes à Berlin, le lendemain à Istanbul pour recevoir un député européen et l’emmener danser jusqu’à la pâle dérive du petit matin, le surlendemain à Paris pour donner une conférence sur la laïcité turque devant le conseil d’analyse de la société de Luc Ferry... En bon prêcheur de l’Europe, Kemal Dervis traverse les pays avec un côté bateleur, une aptitude presque suspecte à reproduire un discours à la demande. Pourrait-il faire autrement ? Sa marge de manœuvre est étroite. Car s’il doit convaincre à l’extérieur, il doit aussi calmer à l’intérieur, rassurer dans son propre camp.

N’a-t-il pas lors d’un débat télévisé parlé un peu vite des « massacres » en Arménie ? Il fut aussitôt assailli par la presse d’Istanbul. Il lui faut sans cesse surveiller ses paroles. Derrière ses lunettes métallisées, l’homme a pourtant le regard acide de celui qui n’aime rendre de compte à personne, le ton un peu cassant du meneur d’équipe, la fierté militaire de ces soldats de la République turque. N’en fait-il pas presque trop ? Aurait-il quelque chose à se faire pardonner ? Peut-être, car aux yeux de l’Anatolie profonde, il n’est pas tout à fait un « vrai Turc ». L’insulte est de taille. En Turquie, elle revient presque à dire que l’on n’est pas le fils du Père, le mythique Atatürk, fondateur de la République turque.

Fils d’une mère moitié allemande, moitié hollandaise et d’un père turc homme d’affaires, Kemal Dervis est un pur produit de l’élite républicaine. Musulman, il ne pratique pas ; il a épousé une Américaine dont il a deux enfants. Un Turc « blanc » comme on les appelle là-bas, par opposition aux Turcs « noirs » issus de la population des campagnes faiblement occidentalisée. Le français qui coule parfaitement d’une phrase à l’autre, un accent turc au coin des mots, trahit d’ailleurs ce temps passé loin de son pays. « Mon père, qui était de la génération d’Atatürk, a toujours voulu que je parle français ; la France était une source d’inspiration. J’ai fait une partie de mes études à Paris et en pension, j’ai passé mon bac à Thonon, à côté de Grenoble. »

Après des études d’économie en Angleterre, il deviendra le conseiller de Bulent Ecevit, alors président du Parti populaire du peuple en Turquie, parti de centre gauche créé par Atatürk et dépositaire aujourd’hui de son héritage républicain, nationaliste et laïc. Pourtant Kemal s’ennuie. Il se sent un peu à l’étroit et veut respirer plus grand. Il part alors enseigner l’économie à l’université de Princeton aux Etats-Unis. Entré à la Banque mondiale quelque temps plus tard, il y teste ses modèles d’équilibre en faveur des pays en développement et découvre, vaguement amusé, que l’on peut aussi voir le monde comme un graphique. « Je croyais rester deux ou trois ans, en fait j’y ai travaillé pendant vingt ans. »

C’est peut-être ici qu’on touche la faille du personnage, sa faiblesse. Vingt ans c’est très long. Est-ce qu’on est encore turc lorsqu’on est resté si longtemps loin de son pays, de sa langue, de la simple odeur de l’air sur un matin d’Istanbul ? Certes, il y venait en vacances, les mains dans les poches, en touriste, mais c’est tout. Il n’était presque plus chez lui. Mais l’histoire remonte toujours. Pas à la même place, mais elle vous reprend. La Turquie lui revient en pleine figure un dimanche de février 2001. Kemal est alors vice-président de la Banque mondiale. Sa vie est simple, presque un rêve américain. Jusqu’à ce matin où le premier ministre, Bulent Ecevit, lui demande de l’aider à enrayer la plus grave crise économique de l’histoire moderne de la Turquie.

Le temps d’emporter deux chemises et un costume, d’un avion à l’autre, Kemal devient ministre des Finances et maîtrise la crise en un an. Le voilà l’homme le plus populaire du pays. Héros providentiel ? On en finirait plus de s’émerveiller sur le fabuleux destin de Kemal Dervis jusqu’à sa démission en août 2002. Quelques mois avant les élections de novembre, Kemal veut tenter sa chance et crée avec d’autres ministres démissionnaires un parti social-démocrate. Si la formation constitue pendant un temps un espoir pour le monde des affaires et la grande presse face aux islamistes modérés, elle ne dure pas, et Kemal sera finalement élu député d’Istanbul pour le Parti républicain du peuple.

Aujourd’hui, Kemal a peut-être compris qu’il était temps de réconcilier ses exotismes et ses exils. De rapprocher ses vies, ses cultures, en les situant dans l’histoire plus vaste de l’Europe. Un agent double ? Non, simplement, un Turc et un Européen.

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