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Faut-il encore parler de guerre ?

dimanche 23 janvier 2005, par Nedim Gürsel

Libération - 22/01/2005

SAMEDI

Le chantier de Nazim Hikmet

Nazim Hikmet est né le 15 janvier 1902 à Salonique dans une vieille famille de dignitaires ottomans, il y a donc jour pour jour cent trois ans. « La vie est peut-être plus courte qu’il ne faut / peut-être plus longue », disait-il dans un poème écrit à la prison de Bursa où il passa les plus belles années de sa vie. Par rapport à l’engagement politique de sa jeunesse auquel il resta fidèle jusqu’au bout (rappelons les vers qui ponctuent la fin de son roman autobiographique, Les romantiques : « Je suis communiste/Je suis amour des pieds à la tête ! »), on peut dire qu’il n’a pas vécu plus qu’il ne faut. Il est mort en exil à Moscou, « ville blanche de ses rêves », six ans avant le printemps de Prague et vingt-six ans avant la chute du mur de Berlin. Dans son fameux poème Autobiographie, il n’hésita pas à dire haut et fort : « On s’est efforcé de me détacher de mon Parti, ça n’a pas marché/Je n’ai pas été écrasé sous les idoles qui tombent. » Ces idoles ne l’ont pas écrasé car il joignit le camp antistalinien seulement après le 20e congrès du Parti communiste soviétique tout en faisant confiance aux nouveaux dirigeants et à leur façon de construire le socialisme. Certes, il était conscient de la difficulté de la tâche et n’a pas hésité à l’exprimer : « Ils chantent, les maçons/mais construire, ce n’est pas une chanson/C’est une affaire un peu difficile/Difficile ou pas/Le bâtiment s’élève, s’élève. »

Le bâtiment s’est écroulé aujourd’hui et sur ses décombres émerge un nouveau monde complexe.

DIMANCHE

La beauté perverse de la guerre

Attentats, enlèvements, embuscades et des centaines de morts. Je pense à Florence Aubenas, envoyée spéciale de Libération à Bagdad, dont nous restons sans nouvelles depuis le 5 janvier. La guerre s’intensifie en Irak à l’approche des élections. Pourtant, on nous avait habitués aux « guerres propres » depuis la première guerre du Golfe en 1991. Lors d’une attaque aérienne, un pilote américain avait cru voir alors un sapin de Noël dans le ciel de Bagdad. Et nous n’avons pas vu le sang jaillir, ni les enfants mourir en Serbie.

« Ah ! Dieu que la guerre est jolie !/Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit ! », écrivait Guillaume Apollinaire lors de la Grande Guerre. Mais n’oublions pas que le poète de la Chanson du mal-aimé qui voulait la Légion d’honneur et portait un bandeau noir autour de la tête pour mieux souligner sa blessure devait mourir la veille de l’Armistice. Comme ce pilote américain qui voyait un arbre de Noël dans le ciel de Bagdad lorsqu’il tirait son missile. On continuera encore à nous montrer, j’en suis sûr, des missiles couleur de feu ou des cibles en forme de gâteau prêtes à être dégustées mais la guerre, c’est aussi des corps déchiquetés, la famine, les orphelins, les villes détruites.

Le 1er août 1914, Kafka écrivait dans son journal : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine. » Aucune analyse de la situation, aucun commentaire. Aucune prévision non plus sur l’issue de la guerre, ni sur ses désastres pourtant prévisibles. En ce mois d’août 1914, Kafka se terre dans sa chambre pour « écrire en dépit de tout, à tout prix ». C’est, paraît-il, sa manière de se battre pour se maintenir en vie. Dans ce qu’il écrira, il n’y aura aucune référence à la guerre ­ à cette grande boucherie ­ qui durera quatre ans avec toutes les phases tragiques que l’on connaît. Alors, faut-il encore parler de la guerre ou se terrer comme Kafka ? That is the question !

LUNDI

Détruire, dit-elle

En ces temps de guerre et de destruction, je ne sais pourquoi je pense au titre d’un livre qui m’est cher. A son auteur aussi. Elle (dans le titre), c’est son œuvre car je n’ai jamais rencontré Marguerite Duras. Pourtant j’ai longtemps erré, quand j’étais étudiant à la Sorbonne, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Je connaissais l’immeuble de la rue Saint-Benoît où elle habitait lorsqu’elle venait à Paris et le restaurant d’en face où je dînais parfois dans l’espoir de la rencontrer. Je savais qu’elle séjournait rarement dans la capitale, préférant la maison de Neauphle-le-Château qu’elle a si merveilleusement décrite dans Ecrire ou celle de Trouville, peuplée des fantômes du passé. Mais je ne m’en lassais pas et me disais : « Peut-être la verrai-je un jour, elle qui doit ressembler à son œuvre ! » Finalement je ne l’ai jamais vue. Et c’est à Istanbul que j’appris sa mort un jour de printemps alors que je venais de terminer la lecture de ce petit livre dont le titre sonne comme un éclat d’obus : Détruire, dit-elle.

Duras a beaucoup parlé de destruction, celle des villes et des vies, mais aussi des visages, à commencer par le sien. Je n’ai pas attendu la publication de l’Amant pour m’en apercevoir, moi qui avais vu Hiroshima mon amour presque enfant et le visage de la guerre à Sarajevo des années plus tard.

MARDI

Un héros de notre temps

On soupçonne le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, de préparer sa succession pour se faire élire dans quelques années président de la République. La presse turque fait état d’un projet secret pour changer la Constitution dans cette perspective. « On naît leader, on ne le devient pas », a confié Erdogan à des journalistes, lors d’une conférence de presse à laquelle j’aurais aimé assister pour le voir de près, observer ses gestes et sa manière d’être.

Je l’ai rencontré une fois, à l’époque où il était maire d’Istanbul. C’était à la Foire du livre. Nous étions assis dans un salon attenant à la foire, avec un ami français qui était maire d’une commune dans la région parisienne. Erdogan rentrait de Paris où il avait rencontré son homologue Jacques Chirac pour négocier l’achat du métro d’Istanbul. Je lui ai présenté mon ami et comme il ne parlait aucune langue étrangère, je me suis trouvé dans l’obligation de jouer les interprètes. Je ne me souviens plus précisément de ce que les deux maires se sont dit. Mais ce dont je me souviens parfaitement, en revanche, c’est que le garçon n’osait plus nous resservir du whisky en sa présence !

Ayant été jadis maire d’Istanbul, Erdogan croit qu’il est né pour diriger encore longtemps la Turquie. Curieusement, il me rappelle de plus en plus Grigori Petcherine, le personnage principal du roman de Mikhaïl Lermontov Un héros de notre temps. Il est ­ comme lui ­ courageux, séducteur, ambitieux ; sa jeunesse et sa formation nous demeurent inconnues. En réalité, nous ne savons pas grand-chose du passé d’Erdogan, sinon qu’il a grandi à Kasimpacha, un quartier pauvre d’Istanbul, et qu’il en est fier. Devenu très tôt un militant du Parti du salut national, le mouvement islamiste de Necmettin Erbakan, il a fait des études de théologie musulmane. Son épouse et ses deux filles, étudiantes aux Etats-Unis, portent le foulard, mais c’est une affaire privée. Que feront-elles si Erdogan devient le président d’une république laïque et européenne ?

MERCREDI

Le Président qui aimait les livres

On annonce pour fin février la sortie en librairie du prochain livre de Mazarine Pingeot, Bouche cousue. François Mitterrand est mort en janvier, il n’y a pas très longtemps, et l’on commence déjà d’évoquer son souvenir en parlant des écoutes téléphoniques, de son cancer de la prostate devenu secret d’Etat dès son accession au pouvoir ou d’autres affaires quand ce n’est pas l’affaire Mazarine. Bientôt personne ne se souviendra de ses qualités, aucun journaliste ne dira qu’il avait pris l’initiative des grands travaux et qu’il était un grand homme d’Etat en même temps qu’un homme de culture incomparable. Je tiens à le rappeler car je viens d’un pays où le président de la République, feu Turgut Ozal, se vantait de ne lire que Lucky Luke quand Mitterrand m’avait invité à l’Elysée à l’occasion de la réunion du Haut Conseil de la francophonie qu’il présidait. Nous étions une vingtaine d’écrivains, tous francophones, sauf moi. Quand Tahar ben Jelloun m’a présenté au Président, intimidé et ne sachant pas vraiment quoi lui dire, « Merci, monsieur le Président de m’avoir invité, avais-je baragouiné, mais je ne suis pas tout à fait un écrivain francophone ». « Je le sais, avait-il répondu, il n’empêche que vous êtes un bon écrivain. J’ai lu la Première Femme où j’ai redécouvert l’Istanbul que j’aime. »

JEUDI

Le dernier mur en Europe

Après l’échec du plan de Kofi Annan, on parle d’un plan européen en cours de préparation pour résoudre le conflit chypriote. Voilà seize ans que le mur de Berlin s’est effondré, laissant le champ libre aux nationalismes et aux replis identitaires. Mais dans l’île d’Aphrodite divisée, la « ligne verte » existe toujours. Depuis mai dernier, avec l’intégration de l’Etat chypriote grec dans l’Union européenne, la frontière de l’Europe passe par là-bas.

Un soir de 2002, j’avais dîné dans une taverne près de l’hôtel Ledra Palace protégé par les casques bleus en écoutant les chansons de Zülfü Livaneli. Les plats n’étaient pas différents de ceux qu’on m’avait servis jadis du côté turc. Les clients et les serveurs ne l’étaient pas davantage. On avait laissé tels quels les murs pilonnés durant la guerre et on y avait inscrit « Den ksehno », c’est-à-dire « Je n’oublie pas » en grec. Le monument érigé pour les martyrs de la guerre à l’entrée de Nicosie, du côté turc, portait la même inscription : « Unutmayacagiz », « Nous n’oublierons pas ». L’avenir de Chypre ne doit pas être laissé à ceux qui n’oublient pas. Et pas davantage à ceux qui ressassent toujours le même passé.

VENDREDI

Trouver un pays

J’aimerais conclure le journal de la semaine par ces vers d’Aragon qui ressemblent à l’écrivain que je suis, à cheval entre deux pays et deux langues : « Et mon ombre se déshabille/Dans les bras semblables des filles/Où j’ai cru trouver un pays. »

Auteur d’une vingtaine d’ouvrages (romans, nouvelles, essais et récits de voyage), dont la plupart ont été traduits en français. Il vit à Paris où il est directeur de recherches au CNRS. Lauréat de plusieurs prix, dont ceux de l’Académie de la langue turque et de Radio France Internationale, ses deux derniers romans (le Roman du conquérant et les Turbans de Venise, au Seuil) ont confirmé sa place primordiale parmi les écrivains turcs à vocation internationale. Son dernier livre paru en France en 2004 est un récit autobiographique : Au pays des poissons captifs (Bleu autour).

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