L’hostilité européenne douche l’entrain de la population, qui se passionne pour ce débat.
Les rives du Bosphore au fin fond des montagnes kurdes, les Turcs ne parlent plus que de l’Union européenne. « On ne veut pas de strapontin, mais un vrai fauteuil de velours ! », lance un commerçant du bazar d’Istanbul. La Bourse, le Parlement, l’université, les milieux d’affaires, les médias... tous sont suspendus à la décision du 17 décembre. A la veille du sommet européen, les dirigeants du pays ont haussé le ton, affirmant qu’une intégration à l’Europe ne se ferait pas à n’importe quel prix. « La Turquie n’hésitera pas à dire non à l’Union européenne si des conditions inacceptables lui étaient imposées », a martelé le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, leader de l’AKP, parti issu du mouvement islamiste. Le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, est revenu à la charge en disant que « la Turquie avait accompli les efforts attendus » pour intégrer l’Europe.
« Ode à la joie ». Le débat n’a pas lieu que dans les médias, mais aussi à l’école, à l’usine, au bureau, voire dans la rue. Les caricaturistes s’en donnent à cœur joie. Un dessin montre un jeune homme abordant une fille : « Tu ne veux pas coucher avec moi ? Avec cette mentalité on ne rentrera jamais dans l’UE ! » La musique la plus diffusée sur les ondes est désormais l’Ode à la joie de Beethoven, hymne de l’Union européenne. La très grande majorité des Turcs et en particulier les Kurdes sont « euro-enthousiastes ». Mais beaucoup ne cachent pas une certaine amertume. « Ils nous ont mal traités. Et surtout la France ! », dit des Européens Cengiz Aktar, un universitaire spécialiste des questions européennes.
Les médias, traditionnellement progouvernementaux et prudents, insistent sur des points comme le retrait des troupes turques du nord de Chypre, la question kurde ou le génocide arménien, mis en avant par les Européens. Sujets sur lesquels le tabou est en train de se lever et dont nul n’osait discuter aussi ouvertement il y a cinq ans à peine. Mais on s’interroge aussi sur le quotidien, la possibilité future d’aller mais quand ? sans visa en Europe, et sur les limitations qui risquent d’être imposées à la libre circulation des Turcs.
Repli. L’attitude quasi-turcophobe de certains dirigeants européens rend le débat totalement irrationnel. Si la décision du 17 décembre n’est pas positive, la déception risque de pousser les Turcs à un repli identitaire, voire nationaliste. Le front antieuropéen et souverainiste essaie d’exploiter les ressentiments. « L’Union européenne veut diviser notre pays », estime le très kémaliste quotidien Cumhuriyet. « L’UE est impérialiste ! », accuse le petit Parti communiste de Turquie. Les islamistes purs et durs ne sont pas en reste et un de leurs chroniqueurs se demande : « Vont-ils nous interdire les prières de vendredi et rouvrir les églises ? »
Personne cependant n’ose se prononcer catégoriquement contre l’adhésion à l’Union européenne. Même ceux qui en appellent à « l’honneur national », à « nos us et coutumes » ou à « la tradition » pour freiner la marche européenne de la Turquie.