VATICAN Un entretien avec l’archevêque de Venise, l’un des successeurs possibles de Jean-Paul II
Le cardinal Angelo Scola, archevêque de Venise, se veut, comme sa cité, un pont entre l’Orient et l’Occident. Ce fidèle disciple de Jean Paul II, âgé de 63 ans, est considéré au sein de l’Eglise comme un « homme d’avenir », et à l’extérieur comme un « papabile » très sérieux. Mardi, il s’est rendu à Paris, à l’Unesco, pour y présenter une nouvelle revue Oasis, destinée à permettre aux chrétiens d’affermir leur identité culturelle. Se connaître soi-même est, selon lui, l’unique moyen pour accueillir l’autre, en l’occurence l’islam. Contrairement à d’autres personnalités de l’Eglise catholique, il rejette toute position défensive et ne se prononce pas contre l’entrée de la Turquie en Europe.
Propos recueillis par Sophie de Ravinel
Le FIGARO. - Dans votre revue Oasis vous demandez aux chrétiens d’assumer leurs responsabilités pour que la rencontre des cultures ne se transforme pas en collision. Quelle est votre état des lieux ?
Angelo SCOLA. - Le premier constat est celui d’un métissage de civilisations, qui est le fruit de l’entrelacement de la liberté des acteurs de l’histoire et des circonstances qui tissent la réalité. Cette rencontre entre les cultures chrétienne et musulmane, mais aussi venues d’Asie est aiguë et le sera encore pour quelques dizaines d’années. Certes, ce phénomène, qui peut être violent dans certains cas, s’impose à nous. Mais on ne peut pourtant pas se contenter de subir ce processus de métissage comme une mauvaise destinée. Il est nécessaire d’intervenir pour donner des orientations. La question est de savoir comment moi par exemple, Européen, homme d’Eglise, acteur de la société civile et de la réalité ecclésiale, je puis agir.
L’entrée de la Turquie en Europe ne ferait qu’accroître ce brassage culturel. Ne craignez-vous pas la collision ?
Il faut suivre ce processus de rencontre avec une très grande attention, de manière critique, en distinguant les attitudes que doivent adopter les chrétiens, les hommes politiques et la société civile. Pour ma part, comme chrétien, je ne peux pas oublier que la Turquie, c’est aussi Constantinople et le patriarcat oecuménique d’Orient ! Mes frères orthodoxes souhaitent l’entrée de la Turquie en Europe. Cette question devient donc pour moi un objet important de confrontation.
Vous êtes donc favorable à cette entrée ?
Tout dépend de la manière dont l’Europe occidentale peut, durant ces prochaines années, recevoir au sein de ses sociétés les 15 millions de personnes de culture musulmane déjà présentes. C’est là que se joue la question, pas ailleurs. Se borner à dire non ne protège de rien. L’attitude défensive, souvent produite par la peur, ne paye jamais. Elle nous pousse plutôt à combiner des désastres en considérant les traditions historiques européennes comme rigides et fixes. Or une identité est toujours dynamique Dans un excellent livre sur l’Europe, le philosophe Rémi Brague explique très bien que l’Europe est née de l’esprit romain et du christianisme qui ont su faire un pas en arrière pour accueillir ce qui vient du dehors et cela a permis une nouvelle synthèse entre Alexandrie, Jérusalem et Athènes.
Qu’est-ce qui empêche la société européenne de produire cette synthèse ?
Pour poursuivre une synthèse, il faudrait tout d’abord que la communauté chrétienne soit moins fragile. Qu’elle abandonne son corps de paille, rigide, incapable de se mouvoir, extrêmement vulnérable. Il nous faut, au travers de la foi, retrouver une véritable énergie. Ce métissage nous y pousse ! En effet, pour accompagner de manière critique ce processus historique, il faut des identités claires mais dynamiques. Nous avons besoin de témoins qui parlent du Christ, qui puissent convaincre que le suivre est source de bonheur et de liberté.
La laïcité française ne peut-elle pas permettre la coexistence ?
Le cardinal Lustiger a dit un jour qu’il était très difficile d’expliquer à un Français ce qu’était la laïcité à la française. Alors à un italien, vous pensez... Nous, en Italie, nous avons une autre manière de voir les choses. Je suis convaincu que la laïcité ne peut pas être la prétention de bâtir d’une façon abstraite, une sorte de « nuit dans laquelle toutes les vaches seraient noires ». Il faut laisser aux religions une subjectivité sociale et publique, en les appelant à un respect du cadre général constitutionnel. Si on les relègue dans la sphère privée, imaginant que l’espace démocratique est vide et neutre, on tue la démocratie substantielle. Les institutions étatiques doivent servir la société civile et non se substituer à elle.
Durant son pontificat, Jean-Paul II n’a cessé de s’engager sur le champ de la mission. Or aujourd’hui en Europe, la foi chrétienne a perdu du terrain. Comment-expliquez-vous cela ?
Il faudrait pouvoir discuter de la soi-disant sécularisation de l’Europe et effectuer des distinctions entre les pays. En Italie, nous assistons à un phénomène important de reprise de la pratique religieuse. On dit que les églises se vident mais c’est faux. Il y a quarante ans, on pensait que la sécularisation produirait un monde sans Dieu. Aujourd’hui nous assistons au contraire à un développement du « sacré sauvage ». C’est un nouveau défi pour l’Eglise.