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Une nouvelle donne

vendredi 5 janvier 2007, par Jean-Marie Colombani

Source : Le Monde, éditorial du 29-12-2006

Au moment de vous présenter nos meilleurs voeux et de vous remercier pour votre fidélité retrouvée, que retenir de l’année 2006 ? Au-delà du flot continu de l’actualité immédiate - de l’espoir toujours repoussé d’une paix au Proche-Orient à la promesse d’un renouveau de notre vie publique, en passant par les doutes bienvenus des Etats-Unis sur leur stratégie en Irak -, cette année fut de transition, de gestation d’un monde nouveau et, à bien des égards, méconnaissable. Une tendance lourde est apparue, de celles qui bouleversent notre avenir : l’organisation géopolitique de la planète non plus selon le traditionnel rapport de force Nord-Sud, mais cette fois bel et bien Sud-Sud. Ce sont des pays dits « émergents », les puissances de demain (Chine, Inde, Brésil), qui, ayant pris le chemin de la croissance et du développement, ont commencé de s’organiser hors des directives et des impulsions venues du Nord, de nos pays.

Un événement, qui a paru sur le moment presque anecdotique, fait figure de symbole de ce renversement au profit d’une dynamique Sud-Sud : le sommet qui a réuni à Pékin les principaux pays d’Afrique. La mondialisation, c’est d’abord cela. Non pas seulement un geste politique qui symbolise la puissance montante, commerciale, de plus en plus financière et politique, de la Chine, mais aussi le signe annonciateur d’un moment où les pays émergents cesseront d’être notre périphérie pour devenir les moteurs de la croissance mondiale, et les acteurs d’une nouvelle géopolitique dont nous tardons à prendre conscience tant elle bouleverse nos représentations traditionnelles. Nouveauté qui, rapportée à notre point de vue de pays du Nord développé et riche, se traduit par la perte de « monopoles » traditionnels.

La fin des « monopoles »

- La perte du monopole de la richesse. Américains et Européens s’y étaient habitués : le monde développé, c’était ici, chez nous. Les autres s’efforçaient de nous rattraper ou, à la suite de l’URSS, s’épuisaient dans l’expérimentation peu concluante, voire désastreuse, d’autres modèles.

Reproduisant en fait ce que les Japonais ont réalisé au lendemain de la seconde guerre mondiale, Chinois, Philippins, Indonésiens, Malaisiens, Indiens, Brésiliens et d’autres bâtissent à leur tour des économies fondées sur la consommation et l’exportation de masse - et une formidable dépense énergétique... Ces économies se construisent sur l’ouverture des frontières ; elles vivent de la globalisation croissante des échanges.

Les défenseurs de la mondialisation sont au Sud - au moins dans ce Sud-là ; la tentation protectionniste est au Nord. Dans son dernier rapport de l’année, la Banque mondiale observe que la mondialisation a sorti une grande partie de la population de la planète de la misère et prévoit que, dans le prochain quart de siècle, le nombre des personnes très pauvres sera divisé par deux. 2006 a vu la Chine dépasser le Japon en dépenses consacrées à la recherche. 2006 a aussi vu une multinationale dirigée par un Indien, Mittal, racheter Arcelor, le grand sidérurgiste européen : on ne saurait mieux signifier à quel point l’économie mondiale est en train de changer. D’autres Indiens, des Russes, des Brésiliens et d’autres entrepreneurs du Sud sont désormais acheteurs d’actifs importants au Nord et deviennent des joueurs mondialisés.

- La perte du monopole des classes moyennes. Le phénomène va devenir massif, avec l’accession au bien-être matériel, traduit par un revenu par tête moyen comparable à celui du Nord, de centaines de millions de personnes. Et une première manifestation de cette évolution : le bonheur des uns (les nouvelles classes moyennes) semble alimenter le mal-être des autres (les nôtres). A Washington, Londres ou Paris, les couvertures des magazines et des journaux consacrées à l’émergence de ces jeunes et petites bourgeoisies succèdent à celles que nous consacrons à la stagnation, voire à la déstabilisation des couches sociales qui forment le substrat économique et démocratique de nos pays ; déstabilisation que traduit la tentation de votes extrémistes. Il est vrai que les puissances naissantes du Sud ne se contentent plus de tirer profit de leur avantage comparatif (donc du dumping social) dans les seuls secteurs à forte main-d’œuvre ; ils s’installent et avancent très vite dans des créneaux où leurs ingénieurs et multiples informaticiens trouvent à s’employer, souvent grâce à des transferts de technologies venues du Nord.

- La perte du monopole de l’impérialisme économique. C’est principalement de la Chine qu’il est question. Pékin se comporterait en Afrique en prédateur de matières premières, vendeur de produits made in China et soutien de régimes dictatoriaux et corrompus. La Chine est en effet en passe de déployer sur le continent africain un néocolonialisme qui n’a rien à envier à celui des Européens ou des Américains. A l’ONU, en tout cas, Pékin défend bec et ongles un de ses plus importants fournisseurs de pétrole, le Soudan, dont le régime, mélange de tyrannie islamiste et de dictature militaire, est responsable de certaines des pires atrocités perpétrées sur ce continent depuis le génocide du Rwanda. En d’autres termes, le monde « multipolaire » que Jacques Chirac appelle de ses voeux ne sera pas, ipso facto, synonyme de paix. Plus près de nous, le retour de la Russie à une politique de puissance, sans contestation possible à l’intérieur, laisse penser que l’Europe, de ce côté-là aussi de ses frontières, devra vivre sous une pression grandissante.

- La perte, enfin, du monopole du récit sur le monde. C’est nous qui racontions l’histoire à travers le prisme de nos préjugés ; ce sont nos agences de presse, nos télévisions, nos magazines, nos journaux qui dominaient le monde des médias. Instrument de pouvoir, cette prépondérance médiatique n’est plus. Elle est malmenée par la Toile et concurrencée par les chaînes de télévision du Proche-Orient, d’Asie, qui racontent à leur tour l’histoire à l’aune de leur perception, c’est-à-dire à travers le prisme de leurs préjugés, et ceux de leurs pays. L’empire CNN est contrebalancé, et même contredit, par l’empire Al-Jazira. Les frontières de la bonne - et de la mauvaise - conscience vont donc elles aussi changer.

Il est impossible de ne pas se réjouir des perspectives qui sont ainsi ouvertes : la croissance mondialisée continuera de faire reculer la pauvreté, à l’échelle planétaire. Il n’est pas davantage possible de refuser de voir les turbulences que ces grandes transformations créent dans nos sociétés, impossible de ne pas voir les inégalités nouvelles qui surgissent, ici comme dans les pays émergents. Plus que jamais, donc, la gestion du monde qui vient aura besoin de régulations.

En même temps, ces zones de turbulences dans lesquelles nous sommes durablement entrés font le lit des marchands de peur. Là où nous aurions besoin de marchands d’idées : pour repenser, ici, nos mécanismes et nos centres de création de richesse ; ainsi que le mode d’organisation de nos sociétés. Nous aurions besoin aussi de repenser notre idée des frontières, n’en déplaise à celle et celui qui, désormais en France, s’emploient à délégitimer la construction européenne ; au moment précis où, dans le cours d’une histoire qui n’attend pas et ne nous attendra pas, nous aurions besoin d’y croire de nouveau (mais précisément l’Europe n’est-elle pas minée aujourd’hui par le fait qu’elle n’a pas de frontières ?). Avant donc que le duel « Sarko-Ségo » ne capte toute l’attention, et ne recentre celle-ci sur le bon vieux village gaulois, n’oublions pas que la Terre tourne !

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