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En Turquie, le business selon le Coran

vendredi 29 décembre 2006, par Guillaume Perrier

Source : Le Monde, le 21-12-2006

C’est 90 % de travail et 10 % d’islam.« A en croire Saffet Arslan, l’une des grandes fortunes de la ville, voilà le secret de la réussite de Kayseri. »Nous ne serons jamais une ville réputée pour sa culture ou sa vie nocturne. Quand on travaille seize heures par jour, on n’a pas le temps."

Cité grise et tirée au cordeau d’à peine 1 million d’habitants, logée au cœur du plateau anatolien, Kayseri l’austère s’est hissée au rang de quatrième centre économique de la Turquie. Sur la zone industrielle, la plus vaste du pays avec 800 fabriques et 40 000 ouvriers, une nouvelle usine ouvre chaque jour, pour produire des meubles en série, des pièces métalliques ou du textile haut de gamme.

Les grands patrons locaux, les « tigres anatoliens », ont le vent en poupe. Laborieuse et pieuse, moderne et conservatrice, l’ancienne Césarée est devenue le centre névralgique du « capitalisme vert », un modèle de développement pour la Turquie du premier ministre Erdogan, où l’islam voisine avec la science et la raison.

Sous un grand portrait d’Atatürk, le mufti de Kayseri assure que « le Coran dit qu’il faut travailler dur. Le Prophète aussi était un commerçant. Il faut être riche pour aider les autres ». Et les businessmen kayseriotes ne ménagent pas leur peine : au bureau après la première prière, ils ne le quittent pas avant 21 heures. « Ici, on travaille plus qu’ailleurs, sourit fièrement Saffet Arslan, l’oeil pétillant derrière une énorme moustache poivre et sel. Et encore, quand on sort dîner ou qu’on se retrouve en famille, c’est pour parler affaires. »

A Kayseri, le Coran fait office de cahier des charges. Même la mondialisation est un ordre divin, si l’on en croit Mahmut Cingillioglu, dirigeant local de la Müsiad, l’association des patrons musulmans. « Le Prophète dit qu’il faut être bienveillant pour le monde entier. Donc nous voyageons beaucoup. J’ai visité plus de 70 pays et demain je pars prospecter au Mali. »

Ces hommes d’affaires religieux pratiquent un capitalisme agressif, et leur marché est mondial. « Nous travaillons, nous partageons, nous sommes honnêtes... C’est notre croyance, acquiesce Yavuz Narin, jeune administrateur d’une petite fabrique de meubles. Et nous réinvestissons dans l’usine tout ce que nous gagnons plutôt que de le dépenser bêtement. » Baignés dans une culture patriarcale et traditionnelle, ces ascètes du capitalisme érigent leur discipline de vie en modèle, prônent l’exemplarité : «  Je ne sors pas, je ne bois pas. Je n’ai ni villa à Antalya ni montre à 15 000 dollars  », constate Saffet Arslan. Passée la dernière prière de la journée, Kayseri se vit en famille et s’endort doucement. Les tentations sont limitées, les lieux où l’on sert de l’alcool, rarissimes.

Le vendredi, les ouvriers convergent par milliers vers la grande mosquée de la zone industrielle. Construite au milieu des usines par les industriels eux-mêmes, elle accueille près de 6 000 travailleurs pour la grande prière hebdomadaire. « Ici, ce sont de bons musulmans », se réjouit l’imam. Des dizaines de bus sont affrétés par les patrons pour leurs employés. Une manière de rationaliser le temps de prière. Kayseri est d’ailleurs la seule ville du pays où le prêche du vendredi est à heure fixe. A midi pile. La religion mise au service du travail a doucement assoupli la pratique.

Les calvinistes de l’Islam

« Les gens de Kayseri veulent être modernes, proeuropéens et religieux », confirme Shafak Civici, l’une des rares femmes chef d’entreprise, qui dirige une petite usine de meubles, la Sefes. Dynamique et polyglotte, née en Allemagne, elle reconnaît que certains collègues masculins refusent encore de lui serrer la main. « Bien sûr, ils sont très conservateurs, mais ils s’ouvrent. » Pour les femmes de Kayseri, il reste difficile de trouver une place sur le marché du travail. Les affaires restent une affaire d’hommes.

Mais leur efficacité et leur rigueur puisée dans le Coran ont valu aux entrepreneurs de Kayseri d’être qualifiés de « calvinistes de l’islam », par un rapport remarqué, publié par l’institut de recherche allemand ESI. Le sociologue Hakan Yavuz ajoute que « la Turquie a vécu une silencieuse Réforme islamique » sur le modèle protestant. Les patrons de Kayseri n’ont pas tous compris le parallèle. Certains l’ont pris comme une insulte ou une offensive de missionnaires chrétiens qui chercheraient à les convertir.

L’« Homo islamicus » de Kayseri rappelle parfois le paternalisme social des patrons catholiques du nord de la France. « Si par exemple la ville a besoin d’hôpitaux, l’Etat n’en construit pas. Nous nous réunissons et les finançons », explique Yavuz Narin. Ecoles, hôpitaux, stades, centres sociaux ou culturels... Les équipements publics sont financés par les dons charitables des entrepreneurs, par la zakat, l’un des cinq piliers de l’islam. Un mode de gestion vertueux. A Kayseri, l’eau est potable, les bidonvilles ont quasiment disparu, un tramway moderne est en projet. Les habitants sont fiers de cette ville propre et ordonnée dessinée par un urbaniste allemand dans les années 1950. Et grâce aux asevi, des cantines pour les pauvres, 20 000 personnes sont nourries chaque jour.

La priorité des « calvinistes islamiques » est l’éducation. La famille Boydak, la plus puissante de la ville, est une contributrice généreuse : on ne compte plus les écoles à son nom. Sur le campus universitaire aussi, chaque bâtiment porte le nom de son mécène.

Dans le bourg d’Hacilar, qui compte 20 000 habitants et 9 des 500 premières entreprises du pays, ce lien est particulièrement fort. L’association patronale d’entraide culturelle offre des bourses à 350 étudiants chaque année. Des enfants d’Hacilar qui partent étudier à Istanbul, en Europe ou aux Etats-Unis. « 45 % sont des filles », souligne fièrement Halit Özkaya, directeur général de l’usine de câble HAS.

L’AKP de Recep Tayyip Erdogan voudrait faire de Kayseri sa cité modèle. Le premier ministre ne manque pas une occasion de saluer le « miracle anatolien », savant mélange de conservatisme social, de libéralisme économique et d’innovation scientifique. « Kayseri est un laboratoire pour toute la droite islamique et conservatrice », analyse Erkut Emcioglu. C’est à Kayseri qu’a été créée la Müsiad, le patronat musulman, et que l’AKP a réalisé ses meilleurs scores aux dernières élections. Le clan kayseriote est surreprésenté dans les cercles du pouvoir à Ankara.

Le chef du groupe AKP au Parlement, le président de la puissante Union des chambres de commerce sont natifs de Kayseri. Le ministre des affaires étrangères, Abdullah Gül, y revient fréquemment rendre visite à son père, ancien ouvrier.

Dans son bureau, Mustafa Arslan, le représentant du parti d’opposition kémaliste (CHP) déprime. Les législatives de 2007 pourraient donner lieu à un nouveau raz-de-marée des conservateurs. « Je n’accepte pas que nous devenions une vitrine de l’idéologie AKP, se lamente-t-il. Pour moi, la seule modernité, c’est celle d’Atatürk. »

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