Une conférence sur “les massacres d’Arméniens” s’est tenue à Istanbul les 24 et 25 septembre, permettant pour la première fois depuis quatre-vingt-dix ans un vrai travail sur la mémoire. Deux journalistes turcs confrontent leurs souvenirs sur la “question arménienne”.
Quand j’étais petit, j’entendais souvent parler de Djemal Agha le Kurde, un ami de la famille. On racontait que, pendant la “déportation” [des Arméniens], c’était un bandit qui avait brûlé des Arméniens dans les grottes du mont Karnak [près de Malatya, dans l’est de l’Anatolie]. Il avait toutefois épargné la femme d’un notable qu’il avait ensuite prise pour épouse et dont il eut un fils dénommé Hadji. C’est donc dans ce contexte que j’ai entendu pour la première fois, alors que j’étais encore enfant, parler d’“Arméniens” et de “déportation”. Bien des années plus tard, je me suis rendu à Karnak et j’ai essayé d’imaginer ce qui avait bien pu se passer dans cet endroit. Pourtant, je me rappelle que, dans mon esprit d’enfant, je n’avais pas alors ressenti de contradiction entre la générosité du Djemal Agha que je connaissais et le fait qu’il avait massacré des Arméniens. Les anecdotes et les histoires ne manquent pas à propos de cette époque. C’était le temps où mon grand-père combattait à Gallipoli*. On racontait ainsi dans la famille que son corps avait été retrouvé dans les tranchées aux côtés de ceux de ses compagnons d’armes. Et combien de fois n’ai-je pas aussi entendu les histoires de mon grand-père maternel combattant sur le front en Palestine ? Tous ces événements “fantastiques” pour mon esprit d’enfant s’étaient déroulés au même moment que la déportation des Arméniens. A l’école, j’avais des camarades de classe arméniens. Je me rappelle encore avec précision comment ils m’avaient si bien reçu chez eux, dans le quartier arménien de Kayseri [à Istanbul]. Le plus incroyable, c’est que, dans ces moments-là, jamais les histoires de Djemal Agha ne me sont venues à l’esprit, pas plus que l’épisode de la déportation. On ne parlait jamais de ce genre de choses entre nous. Ainsi, je n’ai jamais su si mes camarades arméniens se considéraient alors comme les sujets d’une tragédie historique. A l’instar de ce qu’écrivait récemment à ce sujet la romancière turque Elif Safak dans The Washington Post, pour bon nombre de Turcs, et donc pour moi-même, l’histoire de notre pays n’a commencé qu’en 1923. Les racines du ressentiment des Arméniens ne faisaient tout simplement pas partie de notre mémoire historique commune. Et d’ailleurs, si cette mémoire s’était au moins partiellement transmise, dans quelle mesure cela aurait-il alors vraiment changé quelque chose ?
En effet, j’ai grandi en écoutant les souvenirs d’une génération qui a aussi subi les déportations et la violence. Ainsi, la famille de ma mère est arrivée en Turquie de Salonique au moment du transfert. [En 1922-1923, 400 000 Turcs de Grèce étaient expulsés vers la Turquie, alors que plus de 1 million de Grecs faisaient le voyage dans l’autre sens.] Le père de ma grand-mère paternelle était originaire de Filibe [l’actuelle Plovdiv, en Bulgarie] et sa mère, de Varna [Bulgarie]. Ils avaient tous deux quitté leurs terres dans le contexte tragique de la fin de l’Empire ottoman. Combien de fois n’ai-je pas aussi entendu l’histoire de la famille de mon père, qui, au début de la guerre de libération [d’Atatürk, de 1919 à 1922], a dû fuir Iznik devant l’arrivée des troupes grecques avant que leur maison ne soit incendiée ? Tous ces événements dataient d’avant 1923. Dans un tel contexte, je ne pouvais pas vraiment ressentir de réelle différence entre ce qui était arrivé aux Arméniens, qui avaient dû quitter leurs terres et qui avaient été tués, et ce qu’avaient subi ma propre famille et des communautés musulmanes en termes d’exil forcé et de mort. De ce point de vue, nous étions tous des Arméniens. Quant aux Arméniens, ils faisaient partie de nous. Nous étions musulmans et eux chrétiens, mais nous étions tous des citoyens de la république turque, dont l’histoire avait commencé avec faste il n’y a pas si longtemps.
Dans ces conditions, tant que nous ne comprendrons pas le ressentiment et la déception des Arméniens face à notre négationnisme, mais aussi tant que les Arméniens refuseront de tenir compte de la perception historique des Turcs, que j’ai décrite à travers le simple exemple de ma famille, il sera difficile de forger une mémoire commune et a fortiori de jeter les bases d’un avenir commun. Pour cela, il faudra en tout cas abandonner les attitudes nationalistes et racistes réciproques ; il faudra aussi refuser la facilité de l’indifférence pragmatique et considérer que le passé n’est pas une période dont on peut se débarrasser à bon compte. Il s’agit en effet d’un héritage qu’il faut redécouvrir et comprendre et dont il faut débattre avec sincérité et sang-froid.
* Lieu de plusieurs affrontements entre les Turcs et les troupes anglo-australiennes dans le cadre de la bataille des Dardanelles, en 1915.
Cengiz Candar
Bugün