Mehmet Ali Birand, éditorialiste et homme de télévision de tendance libérale, revient sur deux problèmes lancinants pour la Turquie : Chypre et l’Irak. Une question de bon sens.
Mehmet Ali Talat, le Président de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), a rencontré hier à Washington la Secrétaire d’Etat, Mme Rice. Quelles qu’en soient les conséquences, cette rencontre en elle-même revêt une certaine importance. Depuis la proclamation d’indépendance de la RTCN le 15 novembre 1983, c’est la première fois que son Président est reçu à Washington par l’un des plus hauts représentants de l’administration présidentielle. Talat ne sera pas reçu par une porte dérobée. C’est tout le protocole habituel qui lui est réservé. Et c’est explicitement la première fois que les USA acceptent la RTCN comme un interlocuteur. Pour autant, il faut se garder d’attentes excessives. Pour la bonne raison que cet événement ne signifie pas une reconnaissance américaine de la RTCN. Il n’en revêt pas moins une importante valeur symbolique. Et plus particulièrement, il semble envoyer au leader chypriote-grec Papadopoulos, un message du genre : « Si vous persévérez à refuser une solution dans le cadre de l’ONU, cette affaire peut aller jusqu’à la reconnaissance. » Même si la politique américaine sur la question chypriote ne change pas, il ressort de tout cela que Washington poursuivra ses actions en direction d’une levée progressive de l’isolation de la RTCN. On peut se demander si Papadopoulos paiera finalement la facture du fait d’avoir appelé son peuple à voter NON lors du référendum (consultation portant sur le plan Annan en avril 2004, ndlt). Il est difficile de le savoir aujourd’hui. Mais si l’UE adopte et maintient la même position que les USA, alors les pressions redoubleront sur Nicosie et Papadopoulos sera contraint à revoir sa position.
* * *
Les Kurdes d’Irak doivent aussi tenir compte de notre sensibilité.
J’ai déjà évoqué la façon selon laquelle les relations entre les Kurdes d’Irak et la Turquie pourraient évoluer dans les années à venir. J’ai déjà expliqué combien les choses pourraient changer si nous étions en mesure d’abandonner les postures respectives auxquelles nous avons donné la force de l’habitude depuis des années.
Ma conviction la plus profonde étant que les intérêts à long terme des Kurdes d’Irak impliquent une cohabitation pacifique et harmonieuse avec la Turquie. Dans la région, il n’y a pas d’autre force qui puisse protéger les Kurdes. L’ouverture dont ils ressentent le besoin, la prospérité de leur peuple ne peuvent pas emprunter une autre voie. Au cas où ils repousseraient et feraient de la Turquie une ennemie, ils ne feraient qu’en subir les conséquences. La réciproque n’étant, dans un sens, pas moins vraie : la Turquie ne resterait pas tranquille avec un Irak du Nord ouvertement hostile sur sa frontière.
Une collaboration amicale entre la Turquie et l’Irak du Nord ne calmerait pas seulement la région mais pèserait d’un poids certain sur l’Iran, l’Irak et la Syrie.
Bien, mais comment parvenir à une telle situation ? Laissons de côté la conjoncture internationale et concentrons sur les sujets les plus sensibles de chacun des deux pays.
Les points clés pour la Turquie sont très clairs.
1- Il est peu de peuple si au fait des sensibilités turques que les Kurdes d’Irak.
Les Kurdes d’Irak ne sont pas non plus heureux de la présence du PKK sur leurs terres. Pour autant ils ne font ou ne peuvent rien faire. D’un côté, même si le PKK les dérange, ils ne disent trop rien au nom de la solidarité kurde. Sur ce sujet, c’est l’approche américaine qui est déterminante. Toutes les informations viennent confirmer que Washington n’est pas prêt à considérer ce groupe autrement que comme un groupe terroriste, mais ils ne vont guère au-delà de cette manifestation d’intention. L’attente d’Ankara tient en un mot : que l’on débarrasse l’Irak du Nord du PKK. C’est une condition sine qua non.
2-Pour que l’on puisse parler dans la région d’un rapprochement entre la Turquie et l’Irak du nord, les dirigeants kurdes doivent s’attacher à reconnaître leurs droits aux Turkmènes : autre condition sine qua non. Il n’est pas possible que la Turquie se décide à abandonner les Turkmènes à leur sort. Sous Saddam, les Turkmènes opprimés par le régime n’ont pas pu trouver le soutien d’Ankara et cette situation a suffisamment blessé la conscience de la société turque.
Autant les Irakiens du nord sauront vivre en harmonie avec les Turkmènes dans leur région, autant ils leur reconnaîtront une droit de circulation, autant trouveront-ils de compréhension et de soutien du côté de la Turquie.
Les points sensibles pour les Kurdes d’Irak...
Si nous manifestons une sensibilité exacerbée sur certains sujets, les Kurdes ont aussi les leurs.
Ici point n’est besoin de dresser une liste exhaustive, mais peut-être que le premier facteur réside dans le regard de condescendance que nous portons sur les Kurdes. La Turquie est un grand pays. Mais nous avons pris l’habitude de toiser, non pas seulement les Kurdes, mais tous les peuples de la région. C’est certainement un héritage de notre passé impérial.
Un autre point important en ce qui nous concerne : si nous recherchons la paix dans la région, il nous appartient aussi de solutionner les problèmes avec nos propres citoyens kurdes. Placer sous notre égide des entités politiques ne menaçant pas l’intégrité territoriale de la Turquie est de notre intérêt à tous.
Vous pouvez me trouver un peu trop optimiste. Mais je ne fais qu’user de bon sens. Est-ce une Turquie en paix avec ses propres citoyens et en bons termes avec les Kurdes d’Irak qui est susceptible de progresser ou bien une Turquie constamment en train de s’étriper avec eux ? Est-ce un Irak du nord avançant main dans la main avec les ceux qui s’affrontent constamment à la Turquie et en menacent l’intégrité territoriale qui est susceptible de sa bâtir un avenir serein ou bien des Kurdes ayant développé de bons rapports avec la Turquie ?
A vous de choisir...
© Hürriyet, le 28-10-2005