En dépit de ses bonnes performances de croissance, le pays reste fragile financièrement
Economiquement, le bilan du premier ministre Erdogan est plutôt flatteur. Après avoir affronté en 2001 la plus grave crise la période contemporaine, la Turquie affiche depuis trois ans des rythmes de croissance quasi asiatiques. Cette année, une hausse du produit intérieur brut (PIB) de 9 % à 10 % fait désormais partie des hypothèses jugées réalistes. Et quand on ajoute que ce petit « miracle » se produit avec un niveau d’inflation historiquement faible et une remise en ordre spectaculaire des finances publiques, on finit de comprendre pourquoi le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan jouit d’un crédit assez inattendu. Auprès du Fonds monétaire international (FMI), qui face à l’échec argentin, fait du cas turc un exemple réussi de ses interventions. Comme auprès des marchés financiers et des milieux d’affaires pour lesquels la recommandation de la Commission européenne, le 6 octobre, puis du Conseil le 17 décembre, en faveur de l’ouverture de négociations d’adhésion, ne fait aucun doute.
Que s’est-il passé dans ce pays réputé pour son addiction aux crises et à l’instabilité ? « L’économie turque est en train de vivre une vraie révolution », explique Yves Zlotowski, expert risque-pays chez Coface. « Les réformes engagées depuis 2001 ont permis d’enclencher un cercle vertueux dans lequel la croissance n’est plus le produit d’une dépense publique excessive et de déséquilibres financiers intenables. » L’indépendance a été accordée à la banque centrale pour ôter au gouvernement toute tentation d’utiliser la planche à billets, et la cure de rigueur que s’est imposée l’Etat atteint une ampleur sans pareille parmi les pays émergents. Depuis trois ans, Ankara s’est même payé le luxe d’afficher un excédent primaire de ses comptes publics (c’est-à-dire hors service de la dette) supérieur aux exigences du FMI. Le poids de la dette publique a été ramené de 94 % du PIB en 2001 à 70 % cette année, le niveau des taux d’intérêt a considérablement baissé et la demande intérieure - consommation des ménages comme investissement des entreprises - est repartie en flèche. Jérôme Sgard, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), accrédite aussi l’idée d’une « rupture » dans un modèle de croissance reposant jusqu’alors sur le cycle infernal de l’endettement et de l’inflation. « Ce changement, explique-t-il, n’est pas seulement contingent à la décision attendue de Bruxelles. Il traduit un engagement politique fort pour rompre avec l’instabilité passée. »
On devine aisément cependant qu’un feu vert de Bruxelles à l’ouverture des négociations d’adhésion viendrait, à point nommé, boucler ce scénario de crédibilité construit par les autorités d’Ankara. « La perspective d’un ancrage à l’Europe serait un gage fort d’une poursuite des réformes », confirme François Xavier Bellocq, économiste à l’Agence française de développement. Et, sans aucun doute, consoliderait un climat de confiance qui, en dépit de l’euphorie actuelle, n’est pas à toute épreuve. La récente polémique entre Bruxelles et Ankara sur la pénalisation de l’adultère, finalement abandonnée, et l’adoption du nouveau code pénal ont offert une illustration de l’hypersensibilité des marchés financiers au dossier de l’adhésion : la livre turque a légèrement décroché et les autorités monétaires ont été contraintes de relever les taux d’intérêt.
DETTE PUBLIQUE
Dans la perspective du 17 décembre, tous les scénarios sont envisagés. Même le plus improbable, celui d’un message négatif de la Commission. « Dans cette hypothèse catastrophe, les opérateurs anticipent un effondrement de la monnaie comprise entre 20 % et 40%. Dans le cas d’un « oui mais », la dépréciation ne dépasserait pas 15 % », prévient un observateur à Ankara. Cette probabilité, qui pourrait après tout être considérée comme un moindre mal, s’avérerait cependant très périlleuse pour le gouvernement, toujours aux prises avec une dette publique que le moindre choc monétaire menace de faire exploser. « Les 206 milliards de dette publique accumulée par le pays sont financés, pour l’essentiel, par des titres à court terme libellés en dollars ou indexés sur les taux d’intérêt. Le moindre dérapage entraînerait un surcoût budgétaire que le gouvernement peut difficilement se permettre », confirme Sylvain Laclias, économiste au Crédit agricole SA.
Une dernière raison justifie l’insistance du premier ministre à arracher un « oui » sans délai de Bruxelles : les pressions qu’il subit au sein de son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), pour desserrer la discipline budgétaire et satisfaire les promesses de campagne. Si cette revendication reflète pour partie le souci d’élus de récompenser les clientèles locales les ayant portés au pouvoir en 2002, elle traduit aussi les attentes d’une population durement mise à contribution. La forte croissance ne s’est pas accompagnée de créations d’emplois et le salaire minimum vient tout juste de retrouver son niveau d’avant la crise de 2001. Il y a peu de chances que le FMI avec lequel le gouvernement négocie un nouveau prêt qui prendra le relais d’un précédent soutien de 19 milliards de dollars en 2002, accepte cette demande d’assouplissement. Or pour poursuivre cette politique de rigueur, le gouvernement sait qu’il devra prendre des mesures de plus en plus impopulaires faites notamment de réductions des effectifs publics, de réformes des régimes sociaux, de coupes dans les subventions agricoles... En offrant au pays un avenir européen plus certain, le gouvernement parie que la facture de l’ajustement sera politiquement moins lourde à porter. En attendant les prochaines élections, prévues pour 2007.