Sans surprise, la Commission européenne va proposer, mercredi, aux chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Cinq d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie. Finalisées hier par Romano Prodi, les conclusions de l’exécutif européen, dont Le Figaro a eu connaissance, sont ainsi formulées : « La Turquie remplit suffisamment les critères politiques de Copenhague pour commencer les négociations d’adhésion. » La Commission ne préconise aucune date pour l’ouverture des négociations. Elle préfère laisser ce choix aux dirigeants de l’Union, appelés à trancher la question turque le 17 décembre prochain.
Ce oui sans conditions de Bruxelles est toutefois accompagné d’un mais sans précédent. Pour la première fois dans l’histoire de l’élargissement, la Commission précise que « l’ouverture des négociations est sans préjudice de ses conclusions ». Autrement dit : les négociations peuvent commencer, mais elles n’aboutiront pas forcément à l’adhésion.
Rédigé avec une extrême minutie, l’avis politique de la Commission s’accompagne de huit pages de recommandations très strictes sur l’art et la manière de conduire les négociations avec la Turquie, plus que jamais considérée par Bruxelles comme un pays candidat « à part ». L’exécutif européen prévoit ainsi d’appliquer à la Turquie une « clause de suspension », offrant aux chefs d’Etat et de gouvernement la possibilité d’interrompre, quand ils le souhaitent, les négociations d’adhésion. « A tout moment, si la Commission estime que la conduite des réformes en Turquie est compromise, le Conseil européen peut décider de suspendre ou d’arrêter les négociations d’adhé sion », indique le texte. Cette option inédite donne aux diri geants européens une marge de manœuvre bien plus grande que par le passé sur la conduite des opérations. Jusqu’ici mené par Bruxelles en pilotage automatique, le processus d’élargissement passera en mode manuel, avec un frein à main confié aux capitales.
A cette épée de Damoclès s’ajoutera un système de contrôle des réformes bien plus rigoureux. « Pendant les négociations, un chapitre sera considéré comme clos dès que la Turquie aura correctement appliqué ce chapitre, montré sa capacité à assumer l’acquis, selon une évaluation régulière faite par la Commission au Conseil ». Il ne suffira plus, pour obtenir le feu vert de Bruxelles, d’avoir transposé dans la législation locale les 80 000 pages d’acquis communautaire. Il faudra l’avoir appliquée sur le terrain, vérifications à la clé. Aujourd’hui annuel, le bilan de la Commission pourra être réévalué tous les six mois.
Pour justifier cette nouvelle procédure, sans donner l’impression d’appliquer une loi spéciale pour la Turquie, l’exécutif européen se retranche derrière « l’expérience des élargissements précédents ». En réalité, la Commission répond aux inquiétudes des gouvernements, en butte à des opinions hostiles. Elle fait également « payer » à la Turquie sa dernière tentative de criminaliser l’adultère sous couvert de réforme du Code pénal. Dans cette affaire qui a tourné au psychodrame, les négociateurs à Bruxelles n’ont pas seulement été pris de court ; ils se sont sentis floués, si ce n’est doublés, sur leur propre terrain : celui du juridisme. Pris la main dans le sac, Ankara avait osé rétorquer que l’adultère ne figurait pas parmi les critères de Copenhague, ce qui est la stricte vérité. Si la Commission a réussi, in extremis, à sauver la face, en mettant le couteau sous la gorge d’Ankara, elle n’en a pas moins tiré les leçons pour l’avenir. En durcissant ainsi les règles, elle pense éviter tout nouveau jeu de dupes.