Porté par l’UMP, le refus de l’entrée d’Ankara dans l’UE cache mal des arrière-pensées électoralistes et une tendance très dangereuse de la vision européenne jouant des peurs apparues après les attentats du 11 septembre et de l’opposition entre un « monde chrétien » et un « monde musulman ».
Parmi les affiches qui commencent à fleurir pour les élections européennes du 13 juin, difficile de ne pas remarquer celle de Philippe de Villiers arborant ce slogan : « Non à la Turquie dans l’Europe ». Un slogan où la lettre « o » a été remplacée par le croissant et l’étoile entremêlés, les symboles d’Ankara et de l’islam. Le sous-entendu est clair : la Turquie musulmane n’a pas sa place dans l’Europe. Pas vraiment une surprise quand on se rappelle le combat du député vendéen pour la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Union européenne. Le fait nouveau est que l’UMP s’est engouffrée à son tour, avec d’autres arguments, sur le thème du refus de l’intégration de la Turquie dans l’UE. Un thème qui pourrait du coup se retrouver au céur de la campagne pour les européennes.
« PRÉOCCUPATION ÉLECTORALISTE »
C’est Alain Juppé qui a lancé la charge. La semaine dernière, le président de l’UMP a jugé que « les pays proches » de l’UE « n’ont pas vocation à y entrer sous peine de la dénaturer ». Et il a demandé au nom de son parti « qu’on n’engage pas de discussion avec la Turquie à la fin de l’année », comme c’est prévu si la Commission donne son feu vert. Lundi, Alain Madelin a enfoncé le clou en estimant qu’« on ne pouvait pas continuer à faire à la Turquie une fausse promesse » d’adhésion.
Si cette prise de position de l’UMP a surpris, c’est qu’elle est en décalage avec l’opinion de Jacques Chirac. Le président de la République se dit toujours favorable à une intégration de la Turquie dans l’UE, moyen de lancer des signes positifs au monde musulman, ce grand pays (presque 70 millions d’habitants) étant stratégiquement important (à la croisée de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient). Fin mars, le président français avait salué « les efforts indiscutables » de la Turquie qui frappe à la porte de l’Europe depuis 1963, sur la démocratisation de ses institutions et le respect des droits de l’homme. Alors pourquoi son parti a-t-il décidé d’en faire un de ses thèmes de campagne ?
« Par préoccupation électoraliste », répond Hasan Elmas, maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-8. « En l’absence de vrais projets sur l’Europe, notamment sur les questions économiques et sociales, l’UMP met en avant des thèmes qui ne sont pas les vraies préoccupations des Français, mais qui mobilisent une certaine partie de son électorat », poursuit le chercheur. Or la base du parti présidentiel reste sensible aux questions d’identité culturelle : après l’échec des européennes de 1999, où la liste Pasqua-De Villiers avait devancé celle du RPR, la droite chiraquienne ne veut pas prendre le risque de se faire déborder une seconde fois par les souverainistes et l’extrême droite.
L’UMP se retrouve dans une situation proche de celle de son homologue allemande, la CDU-CSU, qui est sous la pression d’un électorat chrétien conservateur dans un pays dont les textes concernant l’accès à la nationalité restent largement discriminatoires. Ils laissent une très grande place au droit du sang, ce qui contribue aux difficultés d’intégration de la forte communauté immigrée turque.
L’Allemagne est ainsi le seul pays, avec la France, où la question turque devrait focaliser une partie des débats de la campagne. La dirigeante de la droite allemande Angela Merkel a confirmé lors d’un récent voyage à Ankara qu’elle était hostile à l’adhésion du pays, préconisant plutôt une « relation privilégiée » avec l’UE. Même son de cloche à l’UMP où l’on envisage un « partenariat privilégié ». Son secrétaire aux questions européennes, Pierre Lequiller, réfute l’idée selon laquelle cette position aurait des « considérations religieuses ». Il n’empêche : fermer l’Europe à la Turquie renforcerait ceux qui voient l’UE comme un « club chrétien », selon la formule du chancelier Kohl (CDU-CSU).
L’ENJEU DE LA DÉMOCRATISATION
Pour Hasan Elmas, cette « tendance très réactionnaire de la vision européenne » joue des peurs apparues après les attentats du 11 septembre en opposant un « monde chrétien » et un « monde musulman ». Et il note que, dans le débat sur la Turquie, « le véritable enjeu pour la population turque est absent : celui de la démocratisation ». Toutes les réformes politiques initiées ces dernières années par Ankara (abolition de la peine de mort, reconnaissance des droits culturels des minorités, refonte de la justice vers une plus grande indépendance, etc.) visaient à se conformer aux critères européens de Copenhague. Même si, comme l’a souligné la Commission dans un rapport sévère en novembre dernier, l’application de ces réformes reste limitée par la mainmise des militaires sur la vie publique.
« Les partis turcs qui luttent pour la démocratisation ont besoin de signes forts de l’UE pour continuer leur combat, à commencer par l’ouverture de négociations d’adhésion », estime Hasan Elmas. Le chercheur pointe cette « situation paradoxale » où, en excluant l’entrée d’Ankara dans l’UE, « l’UMP devient le meilleur allié des militaires et des forces les plus conservatrices de Turquie » pour qui le « partenariat privilégié » serait un moyen de maintenir le statu quo politique.
Dans ce débat sur l’avenir européen de la Turquie, le Parti socialiste s’est montré jusqu’à présent singulièrement « mesuré », François Hollande estimant que, « pour le moment les conditions d’adhésion » n’étaient « pas réunies ». Le PS se défend de ne pas vouloir jouer le jeu de la droite en endossant la défense du dossier turc. Les Verts ont en revanche défendu avec vigueur le principe d’une adhésion d’Ankara.
Côté communiste, Francis Würtz, président du groupe GUE au Parlement de Strasbourg, rappelle que le PCF est « favorable au principe » de l’adhésion de la Turquie « à condition d’une démocratisation suffisante du pays ». Il précise que cette position est le fruit de « discussions suivies avec les progressistes turcs ». « On ne peut pas concevoir la construction européenne dans l’avenir sans l’espace euroméditerranéen, ajoute Jacques Fath, des relations internationales du PCF. Il souligne que »l’intégration de la Turquie est sans doute un facteur de stabilisation" à la fois pour l’UE et pour les démocrates turcs.