Murat Erpuyan, spécialiste de la Turquie, explicite la volonté des Turcs d’intégrer l’Union européenne et souligne l’identité européenne de la Turquie.
W46 : Quel intérêt pour l’Europe d’intégrer la Turquie ?
Murat Erpuyan : La question n’est pas facile, mais je pense que l’Europe a un intérêt à intégrer la Turquie, ne serait-ce que pour tenir ses engagements qui datent de 1963 déjà, mais essentiellement pour assurer sa défense et ensuite pour montrer qu’elle ne fait pas partie d’un club fermé chrétien refermé sur lui-même mais ouvert à d’autres cultures. D’ailleurs l’Europe est une entité multiculturelle, c’est une réalité. Et l’Europe a besoin d’apports extérieurs. Dans ce cas-là, la Turquie, qui a déjà opéré depuis plus d’un siècle une synthèse entre l’Orient et l’Occident, est un bon apport à l’Europe. Economiquement, sociologiquement, l’Europe a des intérêts à intégrer la Turquie.
Seb : L’Europe peut-elle légitimement invoquer un « héritage chrétien » pour refuser l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne ?
Murat Erpuyan : Je pense que non, puisque les valeurs universelles que l’Europe souhaite émettre dans le monde entier sont des valeurs laïques. Certainement la chrétienté a joué un rôle dans l’Europe ; mais surtout, la Renaissance, la Révolution française étaient contre la religion et c’est à partir de là que la liberté, l’égalité et la fraternité sont devenues des valeurs laïques.
AW46 : Les Turcs se considèrent-ils comme Européens ?
Murat Erpuyan : Oui, la quasi-totalité d’entre eux se considèrent comme Européens. C’est une réponse qui ne suscite pas de surprise puisque l’Empire ottoman était une puissance européenne pendant quatre ou cinq siècles ; la Turquie est composée d’un brassage populaire et la Turquie a constamment été tournée vers l’Occident. Et, depuis toujours, la Turquie fait partie des instances européennes. Elle est membre fondateur du Conseil de l’Europe. Les équipes de foot turques jouent en Europe. Miss Turquie a été récemment élue Miss Europe. La Turquie fait partie de l’Eurovision, etc. Et, en 1963, la Turquie et les 6 pays de l’Europe ont signé un accord pour l’adhésion de la Turquie dans environ trente ans. Donc pour moi, une majeure partie de la population turque se sent européenne.
Turan : Pensez-vous que la jeunesse de la population turque pourrait ajouter du dynamisme économique à une Europe majoritairement âgée ?
Murat Erpuyan : Justement, c’est un des points qui est en faveur de l’adhésion turque. C’est une population jeune, dynamique, une adhésion qui va stimuler éventuellement l’économie turque et peut engendrer des dynamiques. Cette population peut être un apport important pour le déficit à prévoir pour l’Europe. D’autant plus que l’immigration turque a comblé le déficit de main-d’�uvre en Europe depuis les années 1960.
Kaz : Quels seraient vos arguments « contre » l’entrée de la Turquie dans l’UE ?
Murat Erpuyan : Je ne vois pas d’argument contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, sauf que, évidemment, comme tous les membres qui ont adhéré à ce club, la Turquie doit en respecter les règles. Elle doit respecter les critères de Copenhague. De toute façon, tous les démocrates turcs combattent pour cela depuis très longtemps, non parce que la Turquie va adhérer à l’Europe, mais parce que les critères de Copenhague sont des valeurs universelles de la démocratie.
Kaz : Comment l’opposition d’une majorité d’Européens à l’adhésion de la Turquie est-elle perçue par la population turque ?
Murat Erpuyan : Très mal. La Turquie s’est toujours considéré non comprise par les Occidentaux alors que la Turquie, depuis toujours, a servi les intérêts de l’Occident et cette animosité contre la Turquie est incompréhensible pour l’homme de la rue. Comme l’a dit Max Gallo pendant l’émission Ripostes, la Turquie a joué longtemps le rôle de « porte-avions » contre le danger communiste. La Turquie a fait un excès de zèle de fidélité aux Occidentaux, par exemple elle a voté contre l’indépendance algérienne alors que c’est le premier Etat qui menait une guerre d’indépendance. La Turquie a fait une union douanière avec l’Europe. Et tout d’un coup, on dit aux Turcs qu’ils ne sont pas Européens, qu’ils ne peuvent pas adhérer à l’Europe, qu’ils appartiennent à un autre monde. Evidemment, cela passe très mal.
Lachoue : Les critères de Copenhague incluent justement les droits de l’homme ; qu’en est-il réellement de la situation des minorités et des crimes passés ?
Jack : La Turquie ne présente-t-elle pas de sérieuses lacunes dans le respect des droits de l’homme ?
Murat Erpuyan : La Turquie, depuis ces dernières années, a fait de gros efforts en matière de droits de l’homme. Je pense qu’une adhésion à l’Union européenne est bénéfique également sur ce plan-là. Mais, encore une fois, il y a une évolution importante au regard du respect des droits de l’homme en Turquie. Mais il faut rester vigilant.
Lachoue : Que dire de la présence de l’armée au sein du gouvernement turc ?
Murat Erpuyan : D’abord, il y a une mauvaise compréhension de la situation. L’armée ne fait pas partie du gouvernement. Par contre, il existe une instance qui permet à l’armée de donner des avis au gouvernement. Ces avis ont quasiment toujours été respectés par le gouvernement. Maintenant, je souhaite souligner une particularité turque en ce qui concerne l’armée. Toutes les évolutions progressistes dans l’histoire turque viennent de l’armée.
C’est une institution à part dans le pays. Par exemple, en ce qui concerne le vote de confiance, les politiciens n’obtiennent que 5 à 7 %, alors que l’armée frôle les 75 %. J’ajoute même que les trois interventions militaires qu’a connues la Turquie en 1960, 1971 et 1980 n’étaient pas contre la démocratie. La démocratie ne fonctionnait pas à ce moment-là. On ne peut nullement lier les pratiques fascisantes de l’armée justement après l’intervention de 1980, mais finalement, l’armée en Turquie remplit un vide parce que la classe politique turque est en faillite depuis, disons, trois décennies au moins. Si les politiciens gagnent en légitimité, occupent bien l’espace qui leur appartient, l’armée ne pourra pas s’immiscer dans les affaires du gouvernement. L’exemple actuel est flagrant en ce sens sur la question de Chypre. L’armée ne s’est pas prononcée contre le plan Annan, bien qu’on pense qu’elle est contre ce plan.
Jose : Justement diminuer le rôle de l’armée pour satisfaire les demandes européennes ne ferait-il pas le jeu des islamistes, qui sont aujourd’hui sous le contrôle de cette armée aux valeurs très laïques ?
Murat Erpuyan : La question est très judicieuse. Je soupçonne moi-même les islamistes d’être pro-européens pour se débarrasser de l’armée. Mais je pense que le dynamisme que peut susciter une adhésion sera également la fin des islamistes, du moins dans le sens que nous donnons à ce mot « islamiste ». Je pense qu’après une adhésion, les islamistes, s’ils veulent rester dans la vie politique avec une certaine influence, ne peuvent être qu’un parti de type chrétien-démocrate, sinon ils seront complètement marginaux.
Stef : L’échec de la réunification de Chypre impliquera-t-il le rejet de la demande turque d’entrer dans l’UE ?
Murat Erpuyan : Je ne sais pas. Normalement, les deux questions ne sont pas liées. Mais je ne suis pas dans les sphères politiques et les sphères des décideurs. L’accord d’Helsinki n’imposait pas une solution définitive à la question chypriote. Je ne me sens pas qualifié pour donner une réponse à cette question.
Davdel : Pourquoi, d’après vous, les Etats-Unis sont ils plus favorables à l’adhésion turque que certains pays européens ?
Murat Erpuyan : Ce sujet pour moi est un peu ambigu. Les Etats-Unis veulent-ils vraiment l’adhésion à l’Europe, ou ne font-ils pas pression justement pour empêcher l’adhésion de la Turquie, parce que, en insistant sur cette adhésion, ils sont parfaitement conscients, je suppose, qu’ils irritent les décideurs européens. Par contre, par rapport aux Etats-Unis, ce qui m’importe à moi, c’est qu’une adhésion turque à l’UE pourra permettre aux Turcs de mener une politique nettement plus indépendante vis-à-vis des Etats-Unis. Cela est pour moi primordial et doit l’être également pour l’Europe. Car dans les décennies à venir, il y aura de grands espaces dans le monde (Japon, Chine, Inde, Etats-Unis...).
Une Europe augmentée de la population turque et du potentiel d’ouverture à l’extérieur grâce à la Turquie pourrait trouver sa place dans ces ensembles-là. Et je pense que la Turquie ne sera jamais le cheval de Troie des Etats-Unis dans l’UE, contrairement à certains pays membres ou en voie d’adhésion, car l’emprise américaine en Turquie est toujours mal ressentie, mais c’est une obligation de la realpolitik.
AW46 : Pensez-vous que la Turquie est prête à tourner le dos aux Etats-Unis ?
Murat Erpuyan : Je crois que je viens de répondre à cette question. Une adhésion à l’UE peut permettre aux Turcs de tenir tête aux Américains. Dans le cas contraire, la Turquie n’aura pas trop de cartes à jouer contre les Etats-Unis. L’occasion est bonne pour rappeler la position turque en Irak : la Turquie n’a justement pas suivi les recommandations américaines, comme certains pays européens, mais on a vite oublié cette attitude turque dans la question irakienne.
AW46 : Comment qualifiez-vous les relations de la Turquie avec ses voisins : Irak, Syrie, Israël ? et comment les gérera-t-elle une fois dans l’Europe ?
Murat Erpuyan : Je ne suis pas spécialiste des questions de relations diplomatiques. Je répondrai en donnant mon avis comme quelqu’un qui s’intéresse à cette question. La Turquie, pays musulman de par sa population, pratique une démocratie avec une valeur essentielle qui est la laïcité. C’est une sorte d’antithèse des mollahs iraniens pour un régime wahhabite. Pour ces derniers, le succès du régime turc équivaut à un échec de leur propre régime. En partant de cette remarque, les relations avec l’Iran sont une question d’équilibre. Une Turquie forte ne sera jamais attaquée par les faucons de l’Iran, la frontière turco-iranienne n’a pas bougé depuis plusieurs siècles.
Quant à l’Irak et à la Syrie, l’influence de la Turquie est certaine. En réalité, la population de ces deux pays n’est pas défavorable à la Turquie. Ces relations, à mon avis, seront bonnes du moment que, dans les deux espaces, on arrive à résoudre les problèmes internes. Quant à Israël et les Palestiniens, les gouvernements turcs suivent les recommandations d’une realpolitik alors que le peuple, dans sa majorité, devient de plus en plus contre le gouvernement israélien. Car il ne faut jamais oublier qu’il y a cinq siècles les juifs chassés de l’Espagne ont été reçus en territoire ottoman, surtout à Constantinople, par Soliman le Magnifique. Donc le peuple turc côtoie les juifs. Il y a des juifs citoyens turcs en Turquie. C’est une minorité, d’ailleurs reconnue par le traité de Lausanne. Mais je pense que comme la plupart des gens en Europe, la politique du gouvernement actuel de l’Etat d’Israël est défavorable à l’image de ce pays.
Tdft : Il est indéniable que la Turquie est une démocratie en progrès (surtout vu son environnement géographique), que l’adhésion serait un atout économique pour la Turquie, mais je suis sceptique sur l’intérêt pour l’Union européenne d’avoir une frontière commune avec l’Iran , l’Irak et la Syrie.
Murat Erpuyan : Vous voyez bien les choses. Mais en mettant à l’écart la Turquie, pensez-vous qu’on peut éloigner l’Iran, l’Irak et la Syrie ? Je ne le pense pas. Parce que dans cette région une Turquie jusqu’à présent fidèle à l’Occident est au bénéfice de l’Iran, de l’Irak, mais aussi de l’Arabie saoudite. Est-ce comme ça qu’on doit tracer les frontières ? Je pense que non. J’ajouterai que la Turquie est une démocratie en progrès également par rapport à son développement économique. Dans ce sens, effectivement, la Turquie est une démocratie puisqu’elle la pratique depuis au moins 1945. Les gouvernements peuvent être chassés par le truchement des urnes. Exemple le plus flagrant : les dernières élections législatives. Le peuple turc a voulu opérer un grand nettoyage dans la vie politique. Il l’a fait, sauf que le balai utilisé pour ce nettoyage n’était que l’AKP, c’est-à-dire les islamistes.
Stef : L’entrée de la Turquie dans l’Union, avec ses retards économiques multiples, nécessitera des aides structurelles. Cela implique de nouveaux sacrifices ?
Murat Erpuyan : Plusieurs choses : effectivement, l’adhésion turque peut avoir un prix. Mais je ne pense pas que ce prix est élevé puisque la Turquie a déjà payé beaucoup sans avoir reçu d’aide conséquente jusqu’à présent. La preuve : l’union douanière. La Turquie est citée parmi les dix économies les plus prometteuses dans les décennies à venir. Du coup, je pense même que l’adhésion turque peut dynamiser l’économie européenne grâce aussi aux ouvertures que la Turquie peut procurer, avec la force qu’elle prendra de l’Europe, au Moyen-Orient et en Asie centrale. De toute façon, les aides structurelles dont vous parlez ne sont plus celles dont ont bénéficié la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Les pays entrants doivent maintenant se contenter de peu. Cela dit, les aides structurelles sont relativement faciles à quantifier. Et jusqu’à présent, personnellement, je n’ai pas lu un quelconque rapport qui soulignerait l’énormité de ces aides pour la Turquie. Je terminerai en disant que, jusqu’à présent, dans ses relations avec l’UE, la Turquie a déjà payé beaucoup. Peut-être est-il temps que l’UE apporte sa contrepartie. Je pense qu’elle n’est pas si élevée.
Rougemont : Il est clair que la Turquie a intérêt à entrer dans l’UE, mais l’inverse n’est pas vrai : ce serait la fin de l’UE, qui serait incapable de poursuivre des politiques de solidarité envers ses régions les plus pauvres (la Turquie à elle seule est aussi peuplée que les 10 nouveaux Etats membres, mais sa population est deux fois plus pauvre), de renforcer ses politiques sociales et en faveur de l’environnement. Bref, l’UE deviendrait une vaste zone de libre-échange, sans âme, sans volonté et sans avenir, pour le plus grand plaisir des Britanniques et des Américains.
Murat Erpuyan : Cette question est essentielle. Les dix Etats membres ne pèsent pas le même poids que la Turquie, de par leur population. Par contre, le PIB global de ces dix Etats est presque l’équivalent du PIB turc. Certes, en termes de PIB par tête, par habitant, la Turquie est aux environs de 3 000 dollars, ce qui la place en queue du peloton des pays candidats. Mais, je le répète, c’est l’économie la plus prometteuse même en comparant les dix pays qui vont adhérer dans quelques jours à l’Europe.
La Turquie est située parmi les dix pays les plus prometteurs économiquement dans les décennies à venir. Il y a un tel dynamisme économique en Turquie que malgré une gestion catastrophique jusqu’à présent, l’économie tourne. En 2003, l’économie turque a enregistré une croissance de presque 6 %, ce qui est élevé. Avec les dynamiques que peut susciter l’union, ce sera un décollage pour l’économie turque qui peut même élargir ses marchés en Asie centrale et au Moyen-Orient. Autre preuve de la vitalité de l’économie turque : la chute vertigineuse en deux ans du taux d’inflation. Finalement, tous les experts considèrent que l’économie turque, avec une gestion appropriée, a de nombreux atouts. Il faut dire également qu’un pays pauvre ne peut pas adhérer à l’UE. Certes, la Turquie n’est pas un pays riche au sens d’une Allemagne, d’une France, mais c’est un pays qui n’est pas pauvre. Il suffit de mettre en valeur les potentiels existants. Pour répondre plus précisément à la question, créer une Europe solidaire, voire fraternelle, est à notre portée. Exigeons cela de nos gouvernements. Exigeons que la sécurité sociale, par exemple, ne soit pas dévalorisée dans l’espace européen.
Cohen : Le sujet central est celui de l’identité européenne : une Europe ouverte digne des valeurs qu’elle prétend vouloir transmettre aux autres, ou une Europe dont le seul objectif est de devenir le contre-pouvoir face aux Etats-Unis ?
Murat Erpuyan : Les deux sont compatibles. Une Europe ouverte digne des valeurs qu’elle prétend vouloir transmettre exige que l’Europe tienne ses engagements. Elle doit prendre en son sein un pays dont la population est majoritairement musulmane et qui pratique farouchement la laïcité. Voilà l’ouverture de l’Europe, voilà l’avenir de l’Europe. Et cette Europe-là peut devenir le contre-pouvoir face aux Etats-Unis. Seulement dans ces conditions-là. Sinon, elle ne sera pas un contre-pouvoir. Une Europe ouverte peut devenir le contre-pouvoir face aux Etats-Unis.