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Fukuyama : « Les Américains veulent une Europe entreprenante et compétitive »

jeudi 17 mars 2005

Le Figaro - 14/03/2005

« QUELLE EUROPE VOULONS-NOUS ? »

Une série du « Figaro »

Fukuyama : « Les Américains veulent une Europe entreprenante et compétitive » Après les articles de Denis MacShane, Alain Lamassoure, Max Gallo, Alain Touraine, Jacques Barrot, Rémi Brague, Laurent Fabius, Nicolas Tenzer, Alfred Grosser et Guy Verhofstadt, Edouard Balladur et Ezra Suleiman, notre série de réflexions avant le référendum se poursuit avec le politologue Francis Fukuyama, auteur du célèbre essai La fin de l’Histoire et le dernier homme et, ces jours-ci, de State building aux éditions de la Table Ronde. Ce penseur atypique, inspiré par la lecture de Hegel pratiquée par Alexandre Kojève, proche de la Maison-Blanche et des néoconservateurs mais opposé à la guerre en Irak, souligne pour Le Figaro la nécessité de conduire l’intégration européenne « avec prudence et même avec lenteur ». Explications.

Propos recueillis par Frédéric Fritscher et Alexis Lacroix

LE FIGARO. - Alors même qu’elle s’apprête à se doter d’une Constitution, l’Europe semble traversée par une crise de confiance dans sa vocation historique. Pourquoi ?

Francis FUKUYAMA. - J’ai toujours considéré l’Union européenne comme un formidable instrument pour bâtir la stabilité et favoriser le développement des institutions démocratiques. En s’élargissant vers l’Est, l’Union a fait la preuve qu’elle était un des outils les plus efficaces de diffusion du « soft power ». Il suffit de considérer l’impact de l’Union sur la Roumanie, la Bulgarie, l’Algérie - pays qui sont ses voisins immédiats. Son existence et la force d’attraction qu’elle constitue est devenue une puissante source de motivation pour la réforme interne de ces sociétés. Mais à l’intérieur de l’Union européenne, des problèmes considérables vont se poser. Non seulement à cause des difficultés d’un fonctionnement à vingt-cinq membres - mais aussi à cause du débat entre les différentes conceptions du projet européen. L’avenir du modèle « euro-gaulliste » est incertain. Pour autant, il ne sera pas possible à l’Europe de s’étendre à l’infini.

Justement. Des voix s’élèvent pour dénoncer le risque d’une « dilution » de l’Union européenne. Le retour au « noyau dur » des Pères fondateurs est-il possible et souhaitable ?

En cas d’échec mais aussi dans l’hypothèse d’une réussite du processus d’élargissement, l’approfondissement apparaît souhaitable. Mais tout dépend de la vision de l’Europe qui s’imposera. Il existe une conception hautement dirigiste et interventionniste de l’Europe. A mon sens, elle n’a jamais constitué une bonne option.

Pourquoi ?

Parce que ce modèle-là est incapable de rendre l’UE économiquement compétitive ! L’Europe a besoin d’un certain nombre d’institutions communes en l’absence d’un dispositif efficace de prise de décisions - d’où l’absence, jusqu’à ce jour, de politique étrangère de l’UE. L’Europe s’est toujours trouvée limitée dans ses ambitions internationales et n’a jamais pu exercer son « hard power » dans le monde. Elle n’est pas capable, à ce jour, de dégager un consensus en faveur de décisions et d’actions communes. A 25, l’Europe constitue un ensemble si diversifié qu’aucun modèle dirigiste et centralisé ne fera l’affaire.

Précisez votre critique du modèle dirigiste...

Je n’ai, bien sûr, jamais cru au dépérissement de l’Etat. Il n’est pas possible de développer et de faire fructifier l’économie de marché sans des règles de droit solides. Milton Friedman lui-même l’admet maintenant. Quel changement, de la part de celui qui conseillait encore il y a peu aux pays d’Europe centrale de privatiser à tour de bras ! Aussi, dans mon livre, State Building, je distingue justement entre l’étendue (scope) et l’efficacité (strength) d’un Etat. Je ne crois pas que l’UE ait vocation à être l’Etat tentaculaire et omni-interventionniste dont rêvent certains bureaucrates bruxellois. L’Union européenne doit par contre s’efforcer d’accroître son efficacité dans des domaines où elle a vocation à parler d’une seule voix : en matière de politique étrangère, par exemple.

Le traité constitutionnel va-t-il aider l’Etat fédéral européen en formation à parler d’une seule voix ?

Avec cette Constitution, les Européens sont à un tournant remarquable de leur histoire. Dans le passé, il n’existait pas de grande entité politique qui ne fût le résultat et l’aboutissement de conquêtes militaires. Même les unifications allemande et italienne furent les résultats de guerres. C’est la première fois dans l’histoire qu’un dispositif décisionnel supranational collectif se bâtit pacifiquement entre des Etats qui cherchent à se rassembler autour d’un consensus. Mais pour faire fonctionner cette nouvelle entité, il faut imposer la règle de la majorité qui, seule, permet de dégager un consensus.

Certains néoconservateurs considèrent que la première caractéristique de cette entité européenne, c’est l’angélisme et le retrait de l’histoire. Qu’en pensez-vous ?

L’Europe est une formidable réalisation... Mais Bob Kagan a raison de souligner qu’il existe des cas où vous, Européens, aurez besoin de faire usage du hard power - et ce, de la manière la plus traditionnelle. Or à l’heure actuelle, l’UE en est justement incapable ! Voyez son engluement dans les Balkans pendant la dernière décennie... Face à l’agression serbe, l’Union n’a quasiment rien pu entreprendre, ni en Bosnie ni, plus tard, au Kosovo. Cette impuissance explique en grande partie l’attitude de dirigeants américains comme Donald Rumsfeld qui en a conclu que les Européens étaient incapables de prendre des initiatives communes en matière de politique étrangère et que, partant, les Américains ne pouvaient pas faire autrement que de leur porter secours. Comme cela se produisit plus d’une fois au long de la guerre froide jusqu’à la chute du Mur de Berlin, les Américains ont adopté des positions qui étaient certes sur le moment très en avance sur l’état d’esprit majoritaire des Européens, mais qui emportèrent finalement leur ralliement. Sans l’appui des Etats-Unis, la réunification allemande n’aurait probablement pas eu lieu si vite. Cela n’exclut pas l’existence bien réelle du problème que pose au reste du monde la puissance américaine - ou plus exactement la question de sa « légitimité ».

Justement. Vous vous êtes séparés d’un certain nombre de néoconservateurs sur l’interprétation de la vocation « wilsonienne » des Etats-Unis...

En réalité, deux thèses erronées se sont affrontées depuis deux ans. La position européenne, d’un côté, selon laquelle l’unique source de légitimité réside dans le Conseil de sécurité de l’ONU. C’est une position intenable, surtout quand on réalise que le Conseil de sécurité a vocation à être une institution affaiblie, qu’un seul veto entrave. D’un autre côté, la position américaine consiste à espérer l’approbation par une large partie du monde du leadership américain. Persuadée d’œuvrer pour le bien commun, l’Administration Bush a cru que le monde finirait par l’approuver. Or un terrible ressentiment n’a cessé de grandir à l’égard des Etats-Unis...

Mais vous êtes universaliste comme les néoconservateurs...

Je crois, comme eux, à l’universalité des valeurs démocratiques. Mais je ne suis pas léniniste ! Le problème de cette Administration vient de ce qu’elle a cru pouvoir faire du « state building » en recourant prioritairement à l’instrument militaire. En fait, nous avons besoin d’institutions multilatérales. Le modèle fourni par l’action de l’Otan au Kosovo - comme alternative à l’impuissance des Nations unies - me paraît extrêmement prometteur.

Quelle Europe veulent les Américains ?

Pour beaucoup d’entre eux, j’ai le sentiment qu’ils appellent de leurs voeux une Europe qui ressemble aux Etats-Unis ! Une Europe, autrement dit, fédéraliste et capable d’exister sur la scène du monde. Une Europe entreprenante et compétitive. Ce dont ils ne veulent pas en revanche, c’est d’une Europe dirigiste et protectionniste.

Je tiens toutefois à vous rassurer sur les intentions qui sont parfois prêtées aux Américains. Si, pendant la guerre en Irak, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, a opposé une « Vieille Europe » aux nouveaux entrants d’Europe centrale et orientale - autant de pays qui soutenaient la démarche de Bush -, c’était essentiellement les nécessités du moment qui dictaient cette déclaration. Il existe certes une tentation chez les Américains d’attiser les divisions de l’Europe. Mais, dans l’ensemble, les Etats-Unis ne prennent pas cette direction. Le second mandat de George W. Bush montre clairement que les Américains soutiennent l’Europe. D’ailleurs, il faut se méfier des explications conspiratives : si l’Amérique pousse la candidature d’adhésion turque, ce n’est pas dans l’intention d’affaiblir l’Union, mais pour renforcer la Turquie !

Pourquoi la volonté d’adhésion de la Turquie place-t-elle la question de la définition, de la nature et de l’identité au cœur du débat sur l’avenir de l’UE ?

Ce n’est sans doute pas à un intellectuel américain qu’il revient de dire aux Européens la décision qu’ils doivent prendre au sujet de la candidature turque. Un certain nombre de chrétiens démocrates et de dirigeants politiques du centre droit se plaisent à définir l’Europe comme une civilisation chrétienne et en déduisent logiquement l’impossibilité pour la Turquie d’adhérer à l’UE. Mais cela fait déjà longtemps qu’il n’est plus possible de caractériser l’Europe avant tout par le christianisme ! Et la part religieuse de l’identité européenne s’est en grande partie évanouie... Il ne s’agit plus que d’une mémoire et d’un héritage culturels. Indépendamment des mouvements de migrations de ces quarante dernières années, l’Europe compte historiquement de très nombreuses populations musulmanes à ses marges (notamment balkaniques). Aussi une tentative de définition de l’Europe par un critère culturel - le christianisme - risque-t-elle de saper la dimension universaliste de la citoyenneté.

Reste que les sondages sont formels : les opinions européennes sont très majoritairement réticentes à l’entrée de la Turquie !

Le projet européen a toujours été porté par des élites. Il a souvent fait l’économie de l’assentiment populaire, jugé superflu en plus d’une occasion. L’avenir réserverait à l’Union européenne des difficultés immenses si les opinions publiques européennes ne soutenaient pas pleinement une perspective qui leur serait imposée d’en haut.

En clair : si les dirigeants européens « passaient en force » sur la question turque ?

En effet, car il s’agit d’une question trop décisive pour être traitée avec précipitation. La question de savoir en quoi consiste la culture commune aux Européens réclame un consensus patiemment élaboré. Depuis le 11 septembre, on observe un renforcement des identités culturelles, hélas sur un mode presque exclusivement négatif. Il s’agit là d’un contrecoup au choc provoqué par la menace terroriste. La Turquie, de ce point de vue-là, est un pays essentiel. Pour désamorcer la dynamique du pire, il convient d’inventer dans les pays musulmans l’équivalent de la démocratie chrétienne. En clair : d’encourager des partis politiques religieux acceptant pleinement l’existence d’institutions démocratiques et d’un processus de sécularisation. Avec ou sans la Turquie, le processus d’intégration européenne, pour être couronné de succès et s’épanouir en un véritable consensus démocratique, doit être conduit avec prudence et même avec lenteur.

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