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Ces Turcs qui disent non à l’Europe

samedi 12 mars 2005, par Ait Aoudia Djaffer

Marianne N° 412 Semaine du 12 mars 2005 au 18 mars 2005

Islamistes, nationalistes, militaires... ils sont nombreux à s’opposer à l’intégration à l’UE. Leurs raisons ? Idéalistes, identitaires ou juste matérielles... Reportage.

La grande prière vient de s’achever, et une dizaine de fidèles descendent discrètement dans le sous-sol de la mosquée de la « confrérie » d’Ankara. Leurs barbes luxuriantes et leurs pantalons de janissaire font presque figure de manifeste. Ici, l’Europe, avec ses femmes en minijupes et sa fièvre matérialiste, ri a pas bonne presse. Le ton est tout de suite donné : « L’UE constitue une atteinte à l’identité du peuple turc et à celle de la totalité des musulmans. Vous devez admettre que nous sommes différents de vous. Vos femmes sont impudiques et elles sont capables de se promener nues dans la rue. Allah ne peut pas tolérer ça » , tranche le plus bavard. Chacun d’opiner.

Un parti pris certes minoritaire dans un pays où 71 % des citoyens se déclarent favorables à l’engagement communautaire. Mais ce chiffre ne traduit en rien une adhésion enthousiaste au credo européen : 57 % des électeurs se déclarent « exclusivement turcs » ; 49 % redoutent que l’association à l’Europe « chrétienne » se solde par une « perte d’identité » et 53 % appréhendent « une perte de l’identité nationale » . S’ils rallient ce club, c’est donc par pur pragmatisme car, pour 55 % d’entre eux, l’Union est synonyme de prospérité économique.

Originaire de la province d’Izmir, Ahmed s’est rendu spécialement à Ankara pour participer à cette réunion clandestine « antieuropéenne » . « Il ne faut pas, clame-t-il, baisserles bras. Allons dans les cafés pour mobiliser la population. » Un jeune homme objecte que la police pourrait trouver à redire à ses appels à la sédition. Se ravisant, le boutefeu europhobe précise qu’il faut « d’abord épuiser toutes les solutions légales avant de passer à la phase du jihad » . Des menaces en l’air ? Hier matés par les militaires, les islamistes turcs entendent se poser en ultimes défenseurs de l’orgueil national. Ils ont conclu une alliance tactique avec tous ceux qui s’estiment floués par l’irruption de la modernité : les communistes, en deuil de leur idéal ; et les kémalistes dogmatiques, qui craignent que les bons sentiments importés de Bruxelles n’engendrent une dissolution de l’Etat. Ce « cartel du non » fédère ainsi les extrêmes et a rassemblé récemment dans Istanbul plus de 100 000 manifestants.

« A quoi bon s’humilier ? »

Claquemurés dans leur permanence d’un quartier est de la ville, les fidèles d’Atatürk vivent plus que jamais dans le culte du grand homme. « Il doit se retourner dans sa tombe devant les contorsions que nous imposent les Européens. Ils nous traitent comme des chiens et notre gouvernement n’ose même plus aboyer » , s’indigne Tarik Ahet, militant de base et nostalgique d’une Grande Turquie qui s’est construite contre l’Europe. Comme ses camarades, il demeure victime de ce que les Turcs appellent le « complexe de Sèvres » , du nom du traité qui scella, en 1920, le démantèlement de l’Empire ottoman. « D’ailleurs, conclut Tarik Ahet, les Européens se leurrent en pensant que leurs lois seront respectées. Comment demander à un chauffeur turc de respecter une limitation de vitesse, alors qu’il a pris l’habitude de rouler à tombeau ouvert ? A quoi bon s’humilier puisque nous ne réussirons jamais à les contenter ? »

La condamnation par la France du génocide des Arméniens, en 1915, cristallise aussi ce ressentiment « Le gouvernement français ne l’a reconnu que parce qu’il a subi des pressions politiques énormes. Au fond, que sa vent Chirac ou Jospin de l’histoire de l’Orient, pour prétendre avoir un avis sur la question ? » tranche un journaliste d’Istanbul. « Il est provocateur d’user du terme de « génocide » » , renchérit une diplomate. Paradoxe : ce sont souvent les institutions ayant permis d’enraciner la laïcité en Turquie qui forment aujourd’hui le principal obstacle à son adhésion à l’UE.

En 1960, en 1971 et, enfin, en 1980, l’armée est intervenue pour s’opposer à tout ce qui lui apparaissait comme une remise en cause de l’héritage kémaliste. Le mouvement de réforme, incarné par l’ex-Premier ministre Turgut Ozal, n’a pu s’imposer que parce qu’il bénéficiait de l’assentiment des prétoriens. Il faut noter, par ailleurs, que le clergé turc est, en principe, totalement fonctionnarisé puisqu’il est placé sous la tutelle de la Direction des affaires religieuses (Diyanet), une institution qui dépend directement du cabinet du Premier ministre. Les imans sont salariés et reçoivent même des modèles de prêches destinés à éviter les écarts idéologiques. Précautions inutiles car, même très croyants, les musulmans turcs ont appris à conjuguer foi et citoyenneté.

Partout, l’alcool se consomme, l’homosexualité se montre et Zeki Müren, un célèbre acteur travesti, a même été enterré religieusement en 1996. Ainsi, le « revivalisme » religieux et la victoire de l’AK, le parti islamiste dit « modéré » , aujourd’hui au pouvoir, n’impliquent pas une reconquête par les mollahs du pouvoir politique. libéral au plan économique, l’AK se borne à prôner, pour l’instant, un retour aux valeurs traditionnelles. D’où le surcroît d’activisme de sectes islamistes telles que les Nakshbandi ou Suleymanci, renforcées sur le terrain par les ultimes croisés d’un kémalisme intransigeant. Même si elles laissent rêveur, leurs convergences s’expliquent par leur conviction commune que l’entrée dans l’Europe les reléguera dans les poubelles de l’histoire.

Mafia politico-financière

Depuis l’ouverture des négociations entre Ankara et les Vingt-Cinq, les nationalistes multiplient les distributions de tracts et les collages d’affiches. « Peuple turc, tu es en passe d’être vendu à l’Europe. Mobilise-toi pour sauver la nation ! » clame l’une d’elles. Autre thème propice à la démagogie : la question chypriote attise les pires hantises des nationalistes. Selon eux, Bruxelles obligera Ankara, dès l’adhésion, à renoncer à toute trace de souveraineté sur l’île. Aujourd’hui, les négociations sont au point mort après l’échec retentissant de l’ONU et de l’UE d’imposer une réunification à l’issue d’un référendum. « Nous avons laissé des hommes dans la guerre contre les Chypriotes grecs et l’on ne peut pas demandera une mère d’abandonner son enfant » , avertit le colonel Gui Keskin, en retraite.

Faut-il préciser qu’europhiles et « souverainistes » se font la guerre à coups d’insinuations et de rumeurs invérifiables ? Ainsi, nombre d’anciens généraux recasés dans des entreprises d’Etat, qui échappent, pour l’instant, à tout contrôle comptable, craignent pour leurs sinécures. « Cette mafia politico-financière vit sur une mine d’or qui draine 30 % du budget de l’Etat. Pour des raisons évidentes, elle n’est guère pressée de se soumettre aux lois européennes et au zèle des commissaires aux comptes de l’Union » , explique le journaliste (Ozlem Agür, plusieurs fois emprisonné pour avoir dénoncé cette corruption. Le holding Oyak, un conglomérat géant connu pour sa propension à fournir une fin de vie dorée aux cadres de l’armée, serait le premier visé. « Intégrer l’Europe reviendrait forcément à affranchir l’Etat de la tutelle de généraux à l’abri pour l’instant de toute poursuite judiciaire » , conclut l’enquêteur. Certains militaires paraissent d’ailleurs tabler sur la recrudescence des exactions contre les rebelles kurdes dans le Sud-Est anatolien afin de freiner net le processus d’intégration pour cause de violation des droits de l’homme.

« Quid » des Kurdes ?

En 1999, la trêve entre Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) laissait espérer une amélioration. Le gouvernement avait même autorisé la diffusion de programmes en kurde sur la télévision publique. Après cinq années de paix armée, l’ex-PKK - rebaptisé Kongra-Gel - a repris le maquis avec le soutien des Kurdes nord-irakiens. Situé près de la frontière avec l’Irak, le village d’Ilckak a été récemment pris d’assaut par l’armée. Ses habitants ont été chassés et ils croupissent, désormais, dans un camp, plus haut sur les crêtes. Emmitouflée dans une couverture, une femme demande aux visiteurs de « prendre des photos pour montrer au monde ce qui se passe ici » .

Aux alentours du village, chaque route d’accès est barrée. Des soldats encagoulés veillent au grain. « Ce sont les militaires qui ont provoqué le PKK après un cessez-le-feu de cinq ans. Cette stratégie de la tension leur permet de justifier les nombreuses bavures » , affirme, sous couvert d’anonymat, un policier visiblement peu satisfait de la présence des militaires. D’ici, Istanbul l’européenne est un mirage distant de plus de 1500 km et l’armée avait, jusqu’il y a peu, toute latitude pour mener à terme la « pacification » de la région. Ainsi, en novembre dernier, le villageois Ahmet Kaymaz était abattu, avec son fils de 12 ans, par une patrouille de soldats. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Reste que le gouvernement a conscience que le « cancer kurde » hypothèque gravement les chances de la Turquie d’entrer dans l’Europe. Une course contre la montre est, en effet, engagée entre la technocratie « moderniste » et la fraction la plus conservatrice de l’armée. Le gouvernement a fait voter une loi qui prône, en matière de bavure, la tolérance zéro. Fait sans précédent, un haut dignitaire de la gendarmerie vient d’être traduit en justice pour corruption et détournement de fonds. Une tâche de longue haleine car les militaires, gardiens autoproclamés de la laïcité kémaliste, bénéficient de relais puissants dans l’ensemble de l’appareil d’Etat.

Située à la jonction des Balkans, du Caucase et du Moyen-Orient, la Turquie est tiraillée entre ses « casseroles diplomatiques » , ses pesanteurs léguées par l’histoire et sa fringale de prospérité. Un cocktail somme toute classique pour qui prétend entrer dans le club européen.

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