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Caricatures : la Turquie, musulmane d’abord

mercredi 8 mars 2006, par Marc Semo

© Libération - 08/03/2006

Les réactions à Ankara écornent sérieusement, à Bruxelles, l’image de la laïcité républicaine.


Ankara envoyé spécial
En tout et pour tout, il y a eu, en une, la reproduction d’une miniature moghole du XIVe siècle afin de rappeler que la tradition permettait de montrer le visage du Prophète : même Cumhurriyet (« la république »), l’austère quotidien des héritiers proclamés de Mustafa Kemal ­ le créateur de la République laïque turque sur les décombres de l’Empire ottoman ­ préféra jouer profil bas. Le monde musulman s’embrasait avec la publication des caricatures de Mahomet. Dans plusieurs pays arabes, notamment en Jordanie et au Maroc, des journalistes assumèrent le choix courageux de montrer ces dessins afin de permettre à leurs lecteurs de juger. Mais, dans la Turquie démocratique qui a commencé en octobre dernier ses négociations d’adhésion avec l’Union européenne, personne n’osa. « C’est à la fois terrible et révélateur de l’évolution des esprits dans le pays », se désole Yavuz ÷nen, président de la Fondation pour les droits de l’homme de Turquie.

Manifs et boycott. La tempête se calme, y compris en Turquie, mais l’affaire laissera des traces dans les relations entre le gouvernement islamiste modéré au pouvoir à Ankara et les Vingt-Cinq. Certes, s’il y eut de massives manifestations de rue, elles furent pour l’essentiel pacifiques. Le seul incident violent fut l’assassinat d’un prêtre italien catholique à Trébizonde par un jeune exalté (voir Libération du 28 février). Le malaise n’en reste pas moins palpable, d’autant que le gouvernement a laissé certains de ses députés lancer des campagnes de boycott. « Les rétorsions commerciales sont une manière de réagir sans commettre de violence et, afin de donner l’exemple, j’ai fait retirer tous les produits danois et norvégiens dans nos rayons », explique Vahit Kiler, député de Bitlis (Sud-Est), par ailleurs propriétaire de la chaîne homonyme de supermarchés.

Lettres. « L’image de la Turquie est sérieusement écornée à Bruxelles car le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a réagi d’abord en tant que représentant d’un pays musulman. Certes, il parlait au nom d’un islam modéré, mais sans comprendre que l’enjeu n’était pas le dialogue entre les civilisations, mais celui de la liberté d’expression dans un Etat de droit » , analyse Cengiz Aktar, directeur du centre d’études sur l’Union européenne à l’université Bahcesehir d’Istanbul et éditorialiste du quotidien Vatan. Le Premier ministre, ancien maire islamiste du grand Istanbul, a ainsi écrit une lettre à ses « chers collègues » d’une centaine de pays, déplorant notamment « l’inclination à utiliser cette situation pour mettre à l’épreuve la patience du monde islamique et sa conception de la liberté » , et critiquant « une telle arrogance culturelle » . Il rappelait aussi qu’aucune « liberté sur la terre ne peut être utilisée pour dégrader ou insulter des croyances, des valeurs ou des symboles sacrés ».

Dans la même ligne, l’Organisation de la conférence islamique, actuellement présidée par le Turc Ekmeleddin Ihsanoglu, s’active pour convaincre les Nations unies de voter une résolution condamnant toutes les offenses aux religions et aux prophètes.

« La crise des caricatures a révélé à quel point le nationalisme turc est en train de se refonder autour du socle de l’islam sunnite » , insiste Cengiz Aktar, qui dénonce « la sainte alliance entre nationalistes et religieux ». Déjà, dans les années 80, pour faire barrage au communisme, l’armée et certains secteurs de l’appareil d’Etat avait mis en avant une idéologie « turco-islamique ». Et cela explique en partie pourquoi les journaux kémalistes ont été aussi véhéments. « Ils sont nationalistes avant d’être laïcs et leur premier réflexe a été de réagir non pas sur le contenu des dessins, mais en fonction de leur provenance, les voyant comme une offense de l’Occident » , renchérit Baskin Oran, professeur de sciences politiques à l’université d’Ankara. Même les journaux satiriques sont restés discrets. « Pour la première fois, je ne me sens pas solidaire de collègues caricaturistes car ces dessins qui ont blessé le monde islamique sont mauvais et pleins de préjugés » , expliquait le dessinateur Metin Üstündag, de l’hebdomadaire Penguen, plusieurs fois poursuivi par le Premier ministre. Et il y a aussi la peur. Nul n’a oublié les violences de Sivas, en juillet 1997, où une trentaine d’intellectuels furent brûlés dans un hôtel attaqué par une foule d’islamistes en furie après la publication d’extraits des Versets sataniques de Salman Rushdie par le défunt écrivain satiriste Aziz Nesim, bouffeur d’imams devant l’Eternel.

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