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La chronique cinématographique d’Émile Breton

Bonnes nouvelles de Turquie

vendredi 11 mars 2005, par Emile Breton

L’Humanité 10/03/2004

Bonne nouvelle : le cinéma turc respire encore. Pas seulement avec Nuri Bilge Ceylan qui, de Nuages de mai à Uzak, grâce fragile d’une écriture pour dire l’amour aussi bien que le désespoir, a conquis le public dans le monde entier. On était plus qu’inquiet pour cette cinématographie qui, dans les années soixante et soixante-dix, avait donné tant de preuves de sa vitalité. Si Yilmaz Güney, cinéaste rebelle, fut en effet le seul à connaître une consécration internationale, bien d’autres, de Lüfti Ömer Akad, à Metin Erksan et Atif Yilmaz, auteurs de mélodrames où passait le désarroi de gens de la terre à l’antique culture rurale confrontés à l’explosion urbaine, restent les témoins de cet âge d’or du cinéma turc. Age d’or qui s’acheva un petit matin de l’automne quatre-vingt : les militaires avaient pris le pouvoir dans la nuit. Les hommes de culture, les militants de gauche qui échappèrent à la prison s’exilèrent. La nuit tombait sur un cinéma enraciné dans les réalités du pays et la marée noire des films hollywoodiens de basse catégorie, des séries télé de même sauce allait servir d’anesthésiant pour pas mal de temps.

C’est justement de cette sinistre année 1980 que parle, sur le ton d’une comédie douce-amère, Vizontele Tuuba, de Yilmaz Erdogan. Le film commence au mois de juin : un homme, avec sa femme et sa fille paralysée des deux jambes, arrive de la ville dans un village perdu de la Turquie orientale. Il a été envoyé là, explique-t-il à ses hôtes chaleureux, qui l’hébergent sans savoir qui il est ni d’où il vient, comme directeur de la bibliothèque. Félicitations empressées suivies d’un éclat de rire : le village n’a jamais eu de bibliothèque et n’est sans doute pas près d’en avoir une. Il ne dispose même pas d’un local. Tous les Turcs qui voient le film savent ce que cela veut dire : dans ces années-là d’un pouvoir déclinant, on envoyait en exil intérieur les intellectuels coupables de ne pas penser droit. Ainsi commence la chronique nonchalante de cet été prodigieux qui vit arriver un camion de livres au pays, s’ouvrir une bibliothèque municipale, naître un amour entre le fou du village, peintre en affiches et la jeune paralysée, déterrer un téléviseur que la vieille Siti avait enseveli à la place de son fils mort à Chypre sans sépulture, ce Vizontele lui ayant procuré sa dernière joie avant son départ pour la guerre. Joies minuscules, et un matin, les half-tracks de l’armée font voler la poussière dans les rues de terre rouge et sèche, où l’on rêve toujours d’un pays vert avec du vent pour faire chanter les feuilles des bouleaux élancés. Le film est comme un dernier regard sur ce monde perdu, démocratie brouillonne où les factions marxistes se disputaient pour un jambage de plus à une lettre, où l’hospitalité était chaleureuse, malgré le chef du parti au pouvoir, vaniteux imbécile qui passera du côté des militaires à leur arrivée. Gauchistes, anarchistes, communistes ou intellectuels, tous sont embarqués dans les camions de l’armée.

C’est sur un autre mode, celui du mélodrame, ici retrouvé avec bonheur, qu’est évoquée cette année-là, dans les Lettres non envoyées de Yusuf Kurcenti. Mélodrame encore, avec Ma rose, de Zeki Ökten, qui travailla longtemps avec Atif Yilmaz et en a gardé le goût des films intimistes. À voir, aussi : un document d’une rare force, Histoires d’obstination de Reis Çelik, enregistrement dans les montagnes du Kurdistan, des prestations de bardes qui, de village en village dans les longues nuits d’hiver, vont chanter les antiques épopées. Et puis l’un des films les plus importants de cette quinzaine : Rencontre, d’Ömer Kavur, un des artisans de cette renaissance par son obstination à résister par tous les moyens, à rassembler les cinéastes autour de projets bien à eux. Film secret, Rencontre est l’histoire d’une recherche du père, entre Istanbul et une île de la mer Égée. Un fils mort à moto que son père croit retrouver, deux hommes atteints d’un cancer, un architecte et un trafiquant que rien n’aurait dû rapprocher, une femme qui attend l’amour, tous les personnages ont ici leur chance. Même ceux qui vont la gaspiller. La tragédie se noue au pied de grandes éoliennes sous le vent de la mer. Le film est, à leur image, d’une ample respiration.

La santé d’un cinéma national se mesure aussi à sa capacité à aborder l’histoire : ici, elle l’est avec Nazim Hikmet, documentaire de Can Dündar, sur le grand poète turc et l’un des plus grands du siècle dernier (1902-1963), qui fut emprisonné, déchu de sa nationalité, contraint à fuir son pays, son pays pour lequel il n’existait officiellement pas jusqu’à ces toutes dernières années. Il y a là sa voix, grave, les témoignages de ceux qui l’ont connu, de celles qui l’ont aimé, mais surtout une masse de documents filmés retrouvés qui en font le prix.

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