Eux qui sont « pluriels » et n’ont de cesse de le répéter sont unis, le temps d’une défense commune. Musulmans et laïques, universitaires et étudiants, commerçants, ouvriers et chômeurs, les représentants de l’immigration turque vivant en Alsace où ils forment la première communauté d’origine étrangère s’efforcent de serrer les coudes. Une organisation a même été créée à cet effet : le Racort (Rassemblement des associations citoyennes des originaires de Turquie).
Marc Reymann, député (UMP) du Bas-Rhin, est l’un des rares, à droite, à se déclarer favorables à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. « Robert Schuman -l’un des fondateurs de l’Europe- avait dit qu’un jour la Turquie ferait partie de l’Europe et que ce serait une bonne chose, déclare-t-il. Je n’aime pas ceux qui, comme François Bayrou, surfent sur la peur des Français et espèrent se refaire une santé politique de cette façon. Il vaut mieux laisser cela au Front national. » Le fait de savoir si la Turquie appartient à l’Europe géographique est un combat « théologique », selon M. Reymann. « C’est un grand peuple, avec une croissance de 9 %, un dynamisme économique incroyable« , poursuit le vice-président du groupe d’amitié France-Turquie à l’Assemblée. Le partenariat privilégié, prôné par l’UMP, »ne veut rien dire« , selon lui. »Pour un partenariat il faut être deux, et les Turcs, s’ils remplissent les conditions pour entrer dans l’UE le moment venu, n’en voudront pas."
Taisant leurs divergences, ainsi que les réserves que peuvent leur inspirer certains des aspects de la politique menée à Ankara, ils sont contraints de répliquer à la polémique suscitée, en France, par l’éventuelle adhésion de leur pays d’origine à l’Union européenne.
Dénonçant des « attaques essentialistes » qui voudraient démontrer que « l’essence même du Turc n’est pas compatible avec l’Union européenne », Samim Akgönül, chercheur au CNRS de Strasbourg, assure que « toute la société civile d’origine turque participe au débat ». Porte-parole de la mosquée Eyub Sultan, Cengiz Dogan dit sa « tristesse » face à une telle « méconnaissance » de son pays d’origine. « L’homme est l’ennemi de celui qu’il ne connaît pas », ajoute-t-il.
Né en France de parents turcs, il y a un quart de siècle, Saban Kiper, porte-parole d’un mouvement de jeunes et cadre du PS local, exprime lui aussi le « malaise » qu’il ressent en entendant des arguments qui « stigmatisent une partie de la population ». Spécialiste de l’islam, Stéphane de Tapia évoque à son tour la « totale mauvaise foi » d’un débat qui laisse libre cours à un « discours démagogique et électoraliste ».
Pour les Alsaciens issus de l’immigration turque, le débat sur l’entrée de leur pays dans l’Union européenne a pris une telle ampleur qu’il renvoie à la question de leur propre intégration sur le sol français. « Pour les jeunes, qui sont très actifs sur l’adhésion, il s’agit d’un enjeu identitaire très fort. Ils veulent dire : »Nous sommes européens comme vous« », explique Franck Fregosi, chercheur au CNRS à Strasbourg. « Alors qu’ils sont dans une démarche d’intégration qui avance assez rapidement, ils se sentent tous renvoyés à cette origine turque présentée comme tellement différente qu’elle serait inacceptable », renchérit Rudi Wagner. Le président de l’Observatoire régional de l’intégration et de la ville redoute des « effets extrêmement problématiques », que l’on mesurera, selon lui, « dans les mois et les années à venir ».
Les uns et les autres ne disposent quasiment que de leurs voix pour se faire entendre. Le « tandem », comme on appelle ici le duo composé de la maire de Strasbourg, Fabienne Keller, et du président de la communauté urbaine, Robert Grossmann, tous deux UMP, se réfugie dans un silence pesant. Officiellement, ils refusent de mêler la « question turque » au débat sur leprojet de Constitution. Mais chacun, à Strasbourg, devine leur embarras sur le sujet. Elle-même favorable à « une adhésion qui soit négociée de manière exigeante », l’ancienne maire (PS) de Strasbourg, Catherine Trautmann, note que « rien n’est pire que le silence, car il autorise tout ».
« LA DÉMAGOGIE EST FACILE »
Ce « tout » est ici aux couleurs d’Alsace d’abord. Cette formation, née des scissions de l’extrême droite locale, a fait du rejet de la Turquie son principal cheval de bataille. Sans faire dans le détail, comme en témoigne son affiche représentant une jeune femme affublée d’une coiffe alsacienne et d’un foulard islamique, surmontée de ce slogan : « Rendons la parole à l’Alsace ! » « Nous sommes le mouvement le plus actif sur la question », se félicite Robert Spieler.
Le président d’Alsace d’abord évoque les « 150 000 tracts et 10 000 affiches » d’une campagne qui a démarré « il y a près de deux ans, lorsque le sujet devenait vivace ». M. Spieler, selon lequel l’islam est une « religion totalitaire », reconnaît volontiers que le débat est « plus passionnel que raisonné ».
Favorable à l’adhésion de la Turquie, le député (UMP) Marc Reymann fait figure d’exception locale.
A gauche, si les Verts se sont prononcés pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, le PS, divisé, est plus en retrait. « La démagogie est facile et porte ses fruits », constate pour le déplorer le député (PS) du Bas-Rhin Armand Jung. « Le débat, dit-il, a pris une telle proportion qu’on mettra des années à s’en sortir. »