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Uçhisar, splendeur turque

mercredi 26 octobre 2005, par Laure Marchand

Le Figaro - 22/10/2005

Plus fort que les riads de Marrakech, les maisons troglodytiques d’Uçhisar ! Au cœur de la Cappadoce, ce village a conquis les Français. Un architecte albigeois est à l’origine de cette mode turque dernier cri. Découverte.

Des pitons de tuf percés de mille cavités posés au milieu d’un paysage lunaire : ainsi s’offrent les environs d’Uçhisar, le village le plus célèbre de Cappadoce.

Au lever du jour, les villageoises grimpent dans les charrettes au côté de leur homme pour aller travailler dans les champs au fond de la vallée. Les paysans arrivent quand la pierre prend la douce couleur du miel et repartent quand les reflets roses du crépuscule irisent encore les parois rocheuses. Vieillards mutiques, ils récoltent les grappes de raisin, répètent des gestes séculaires, impassibles au milieu des cheminées de fées et d’étranges silhouettes rocheuses. Comme si ce monde enchanté allait de soi.

Les maisons d’Uçhisar ont l’humilité des paysans qui les ont construites. Accrochées à un piton volcanique, blotties les unes contre les autres autour de cette forteresse naturelle, elles s’emboîtent comme les cubes d’un jeu de construction. De loin, elles paraissent incrustées dans le roc, édifiées par l’homme, avec pour seul plan la loi de la nature.

Figurant sur tous les dépliants touristiques de la Cappadoce, mais miraculeusement épargné par le rouleau compresseur du tourisme, Uçhisar est devenu le lieu de villégiature favori des Français en Turquie. Une trentaine de ces maisons à moitié troglodytiques, à moitié bâties en pierre brute, ont déjà été rachetées par quelques privilégiés. Avec eux sont arrivés dans le village les steaks au poivre, la pétanque, Le Figaro et L’Equipe. Perchées à 1 300 mètres d’altitude, les bâtisses au toit plat dominent un paysage unique au monde. Ces happy few français sont tous tombés en arrêt « devant ces couleurs sans cesse renouvelées, éclatantes après l’orage, ce décor irréel qui ressemble à une meringue, ce conte de fées esthétique... L’érosion a sculpté un univers minéral délirant dans le tuf, ce mélange de cendres et de boues crachées par le volcan Argeus il y a trois millions d’années : des cônes rocheux, une mer de vagues blanches et immobiles, des colonnes trouées de deux grands yeux noirs... « Un spectacle à vous couper le souffle quand le soleil se lève », résume Daniel, directeur d’école à la retraite, depuis son salon avec vue plongeante sur la vallée. Il est l’un des pionniers à Uçhisar.

« Les vieux artisans m’ont tout enseigné »

A l’origine de l’engouement pour ce bout de Cappadoce classé au patrimoine mondial de l’humanité se trouve un architecte originaire d’Albi. A la fin des années 80, Jacques Avizou en a eu assez des lenteurs administratives françaises. Au cours de ses vacances, il a le coup de foudre pour ce village abandonné aux vents. Ses habitants avaient déserté les kayas, ces pièces creusées dans la roche, préférant le confort des constructions modernes avec eau courante et télévision. Les maisons s’effritaient. Les murs partaient en poussière. Jacques Avizou rachète alors ces lambeaux d’habitations pour les transformer en maisons d’hôte de charme. Il laisse tomber la construction des hôpitaux, abandonne les parpaings et l’acier. « Les vieux artisans m’ont tout enseigné : tailler la pierre, créer des voûtes, sceller un mur avec un mélange de sable volcanique et de plâtre. » Sous le regard incrédule des Uçhisarli, ce « fou » solitaire remonte les murs, consolide les terrasses et rebâtit avec les méthodes traditionnelles lorsque plus rien ne tenait debout.

Ces maisons semi-troglodytiques ressemblent à des mini-labyrinthes. De petits escaliers extérieurs accrochés aux murs permettent de sauter du salon à la chambre. De la terrasse supérieure aux sous-sols, les pièces s’empilent sur plusieurs niveaux. Ce terrain de jeux aux combinaisons infinies pour un architecte n’a qu’une limite : « Le respect absolu du style et de la structure du village », explique le créateur des Maisons de Cappadoce.

Dans le bourg voisin de Göreme, les pensions bon marché en béton ont poussé comme de mauvaises herbes entre les cheminées de fées. A Uçhisar, au contraire, les Français semblent s’être glissés discrètement au creux d’une histoire plusieurs fois millénaire : les Hittites ont occupé la citadelle, les premiers chrétiens y ont creusé des chapelles et au VIIIe siècle, les iconodules réfugiés dans les falaises de Cappadoce purent adorer leurs images, loin des foudres de l’empereur Léon III, qui avait interdit toute représentation divine. Une cité souterraine existerait même sous le village.

Un décor de conte fantastique

Les parois des pièces troglodytiques résonnent encore d’histoires mystérieuses. Il paraît que des lutins s’y cachent dans l’obscurité. Ils surgissent dans la poussière estivale sous les traits d’un bouc et ils hurlent jusqu’à faire mourir de peur leur victime. Il n’y a pas si longtemps, pour éloigner le mauvais oeil, les nouveau-nés ne recevaient un prénom qu’au septième jour, chuchoté trois fois à son oreille par le doyen. Les mères ne devaient pas se regarder dans un miroir pendant quatorze jours. Aujourd’hui, des amphores entreposées dans les caves des maisons sont pleines d’un élixir secret. Breuvage à base de jus de raisin, le pekmez guérit tout. « Il donne de la force au sang », confie Ali, vieillard tassé mais toujours vaillant.

Mais l’étrangeté d’Uçhisar surgit surtout à la fin du jour, quand les vacanciers français se passionnent pour le jeu de okey avec leurs coéquipiers turcs. Sous le kiosque de la place, ils font claquer les dominos jusqu’à la nuit, pariant fiévreusement des thés. Pendant la journée, empaquetées dans leur salvar, le pantalon bouffant traditionnel, et leur long voile blanc, seules les vieilles femmes déambulent sans craindre l’opprobre. Dans ce village de l’Anatolie profonde, l’espace public appartient encore aux hommes. Le soir, leurs compagnes se faufilent le long des murs jusque chez leurs voisines, tels des fantômes éclairés par la pâle lueur de la lune.

Une belle captive trompe sa langueur en retournant les abricots secs sur la terrasse familiale. Jacques Avizou a surnommé son père Quasimodo. Sa laideur n’a d’égale que la beauté farouche de son enfant devenue femme. Gardien de l’honneur de sa fille, il devra se résoudre à la donner à un homme du village. La légende du château d’Uçhisar imprégnerait-elle les destins ? La fille du seigneur était tombée amoureuse d’un jeune marchand ambulant. Fou de jalousie, son père la cloîtra dans sa chambre en haut du rocher. Mais métamorphosée en pigeon, Mahsen s’échappait de sa cage pour rejoindre son amant. Son geôlier découvrit la ruse. Il tordit le cou à l’oiseau.

Désormais dans la nuit noire, le piton se dresse majestueux au-dessus d’Uçhisar. Il darde son pic vers la lune dont le disque blanc irradie le sol hérissé de cônes dans la campagne environnante. Les rochers projettent des silhouettes comme des ombres chinoises géantes. Dans ce décor de conte fantastique, on se dit alors que toutes les histoires sont possibles. Enfant, Mustafa, le guide, croyait « que le monde entier ressemblait à la Cappadoce ». Les Français sont venus, car nulle part ailleurs ils n’avaient trouvé un tel spectacle.

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