Historien ottomaniste, architecte, urbaniste, Stéphane Yérasimos est mort d’un cancer, mardi 19 juillet, à l’hôpital Saint-Louis à Paris. Il était par-dessus tout un virtuose des savoirs sur Istanbul, la ville où il était né, le 29 janvier 1942, dans une famille grecque orthodoxe.
C’est là qu’il a suivi, dans la prestigieuse Académie des beaux-arts (aujourd’hui l’université Mimar Sinan), ses études d’architecture. A ses deux langues maternelles, le grec et le turc, devait s’ajouter plus tard celle de son pays d’adoption, le français, dans laquelle il rédigea la plupart de sa trentaine de livres et plus de deux cents articles.
Arrivé en France dans le milieu des années 1960, Stéphane Yérasimos fit ses premiers pas dans la vie professionnelle à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (aujourd’hui I’Aurif). C’est là que Pierre Merlin, qui venait de fonder l’Institut français d’urbanisme dans la toute nouvelle université de Vincennes, vint le chercher.
Cette maison, l’IFU, où il a formé plusieurs générations d’étudiants, est restée sa principale domiciliation professionnelle, jusqu’à ce qu’une maladie aussi soudaine que brutale vienne le cueillir, voici trois semaines, stupéfiant proches et moins proches, suscitant la révolte de sa compagne Belkis contre le « terrorisme de la nature ».
Enseignant-chercheur en urbanisme, l’histoire plus encore que l’architecture devenait son domaine de prédilection. Son premier ouvrage sur le sous-développement qui entravait la Turquie devait, dès sa parution, consacrer sa notoriété dans son pays d’origine.
C’est dans un domaine différent que Stéphane Yérasimos a commencé à être connu en France, par ses rééditions, chez François Maspero, des récits d’anciens et illustres voyageurs comme Ibn Battuta, Marco Polo, Thévenot, Tournefort, Nicolas de Nicolay. Son travail ne pouvait laisser indifférent un géographe comme Yves Lacoste qui l’invita à rejoindre le comité de rédaction de sa revue Hérodote . Il se spécialisera dans la géopolitique des Balkans, de la région du Caucase et de la Russie.
Son ouvrage Légende d’Empire. La fondation de Constantinople et de Sainte-Sophie dans les traditions turques (Maisonneuve, 1990) marque une inflexion de sa trajectoire. Ce « stambouliote » terminologie levantine se focalise sur l’histoire de sa ville natale en s’appropriant des instruments d’historien confirmé. Se développent chez lui un authentique« goût de l’archive » et le plaisir de déchiffrer des textes anciens inédits.
L’éventail des thèmes que Stéphane Yérasimos aborde est large des traditions funéraires et de l’organisation des cimetières aux registres des tribunaux, en passant par les recettes de cuisine du palais impérial aux XVe et XVIe siècles. Il est commissaire artistique d’expositions où s’exhibent les splendeurs ottomanes : « Süleyman le Magnifique en son temps », au Grand-Palais en 1990, et « Les trésors des sultans : Topkapi à Versailles », en 1999.
De sa collaboration avec un photographe de génie comme Ara Güler, arménien d’Istanbul, naît un « beau livre » : Demeures ottomanes de Turquie (Albin Michel, 1992). Stéphane Yérasimos publie également des ouvrages de prestige comme le superbe Constantinople, de Byzance à Istanbul (Place des Victoires, 2000).
Sa nomination en 1994 par le ministère français des affaires étrangères à la direction de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul marque l’apogée de sa carrière. Ce furent pour lui cinq années de bonheur et de travail intense où il donna toute la mesure de son dynamisme. Le chercheur se révéla excellent communicateur, gestionnaire efficace, organisateur inspiré.
INTERFACE
La mission qui lui était confiée développer d’ambitieux projets d’études, y associer des équipes d’universitaires turques et des chercheurs français semblait taillée pour lui.
Le montage d’une action de réhabilitation de deux quartiers anciens des bords de la Corne d’Or, parrainée par l’Union européenne et l’Unesco, a contribué au développement en Turquie d’une nouvelle sensibilité quant au patrimoine urbain en général, et à celui d’Istanbul en particulier. Yérasimos a pu continuer à œuvrer dans ce sens en restant consultant pour la Turquie au Centre du patrimoine mondial de l’Unesco.
Interface parfaite, homme pont entre Turcs et Grecs, entre Turquie et France, entre la ville matérielle et son histoire, Stéphane Yérasimos personnifiait un mélange d’autant plus précieux qu’il est rare. Il sut utiliser la pluralité de langues, de disciplines et de traditions inscrites en lui pour œuvrer à l’intégration de la Turquie à l’Union européenne.
Il participait en outre à un groupe d’intellectuels turcs soucieux de reconsidérer la question arménienne. Son intervention était très attendue au colloque qu’ils avaient organisé pour le mois de mai 2005 et qui fut annulé sous la pression du ministre de l’éducation. Le colloque fut remis ; il se tiendra en automne, mais sans Stéphane Yérasimos.
Nora Seni est maître de conférences à l’Institut français d’urbanisme, université Paris-VIII