En janvier 2000, le futur premier ministre Recep Tayyip Erdogan admettait, dans les colonnes du quotidien islamiste modéré Zaman, comment il était auparavant, « lui aussi », contre l’Union européenne. « Mais aujourd’hui, j’ai changé d’avis. Le plus important, ce sont les valeurs universelles telles que la démocratie, le droit, les libertés... », disait-il alors, incitant ses lecteurs à le suivre.
Cinq ans plus tard, c’est non seulement chose faite, mais son autorité d’homme du peuple passé de l’islamisme aux valeurs « européennes » s’est encore renforcée en Turquie avec l’ouverture des négociations d’adhésion de son pays à l’UE.
Premier dirigeant turc venu à la fois d’un milieu populaire il est né en 1954 dans le quartier Kasimpasa d’Istanbul et d’un lycée religieux, cet homme solide et plutôt jovial, qui excelle dans sa langue natale mais n’en connaît pas d’autre, serait avant tout un pragmatique. Vendeur de rue dans son enfance, passionné de poésie et de football, il devient un meneur quand il entre en politique dans ce qui s’offre alors aux jeunes comme lui, les partis islamistes successifs de Necmettin Erbakan. Elu en 1994 maire d’Istanbul, il est reconnu comme bon gestionnaire même par les commerçants outrés par son interdiction de l’alcool dans des cafés de la métropole. Cela aide le parti Refah à entrer au gouvernement en 1996, mais fait de l’ombre à son chef Erbakan. Ce dernier est chassé du pouvoir par l’armée un an plus tard et le maire Erdogan est déchu de son fauteuil, sous prétexte d’avoir récité en public des vers célèbres islamo-nationalistes. En 1999, il passera pour cela quatre mois en prison décisifs dans sa rupture avec Erbakan.
En 2002, son Parti de la justice et du développement (AKP), formé à peine un an plus tôt, remporte une écrasante victoire électorale dans une Turquie en crise qui rejette sa classe politique corrompue. Erdogan s’empresse alors de rassurer : son parti n’est pas islamiste modéré mais démocrate conservateur, pro-occidental et surtout décidé à faire entrer la Turquie en Europe. Il impose alors, à un rythme soutenu et avec l’aide des milieux d’affaires, les réformes exigées par Bruxelles : refonte du code pénal, libertés démocratiques, apaisement vis-à-vis de la minorité kurde, réduction du rôle de l’armée, etc. Ce qui fait s’estomper les soupçons d’un « agenda caché » de l’AKP, qui ne verrait dans les règles de l’UE qu’un moyen de réduire l’armée, gardienne du dogme laïque.
Accusé de freiner les réformes après avoir obtenu une date pour le début des négociations, Erdogan reste souple : il soutient puis fait taire les partisans d’une pénalisation de l’adultère ; soutient, contre la justice turque peu réformée, les historiens qui secouent le tabou sur la question arménienne ; et cherche à débloquer le verrou de la très complexe question kurde, quitte à heurter l’armée, voire une partie de son propre parti. De ce côté-là, le pas historique franchi le 3 octobre aura donné à Erdogan le pragmatique, au minimum, un certain répit.
Article paru dans l’édition du 13.10.05