ANKARA de nos envoyés spéciaux
Dans de nombreux pays d’Europe, notamment en France, les citoyens sont critiques sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Quelles en sont les raisons, selon vous ?
J’ai du mal à les comprendre. Le processus d’intégration de la Turquie à l’Union européenne (UE) n’a rien de nouveau. Il dure depuis quarante-trois ans. Nous devrions mieux nous entendre, car nous sommes ensemble dans de nombreuses organisations internationales comme l’OTAN, l’OCDE et le Conseil de l’Europe. Cinq millions de citoyens de Turquie vivent dans les pays de l’UE depuis les années 1960. Dans l’évolution démocratique de la Turquie, il existe une influence très forte de la Révolution française.
Il est très difficile de comprendre pourquoi, en dépit d’une telle coopération et du niveau des investissements en provenance des pays de l’UE, la Turquie peut être maintenue sur la liste d’attente depuis si longtemps. Je veux insister sur la nécessité pour nos amis de mieux nous comprendre. Vous, les médias, avez un rôle important. A certains moments, les médias ne nous ont pas décrits tels que nous sommes réellement, et les gens en Europe se sont fait une idée fausse de nous.
Nous entrons désormais dans un nouveau processus très important. Pourquoi est-ce que nous sommes nécessaires pour l’UE ? Pourquoi voulons-nous devenir membre de l’UE ? Pour la Turquie, la raison la plus importante est que le monde ne doit pas courir vers un choc de civilisations. Le monde doit réussir une alliance des civilisations, et la réponse la plus forte à ce défi est l’Union européenne. Deuxièmement, si elle veut devenir une puissance mondiale, l’UE doit réussir cette alliance des civilisations. Lorsque la Turquie, qui forme un pont vers 1,5 milliard de musulmans dans le monde, sera membre de l’UE, l’Europe bénéficiera aussi du cœur, des aspirations et du soutien de ces gens-là.
Les partisans de l’adhésion de la Turquie avancent pour argument que, si elle ne prend pas la voie de l’intégration européenne, elle risque de basculer dans le fondamentalisme islamique...
Concernant le fondamentalisme, la Turquie a mis en place un dispositif très fort. Mais on ne doit pas oublier qu’il y a des fondamentalistes dans toutes les religions de tous les pays. Ils ne forment jamais la majorité mais toujours une petite minorité. Nous ne devrions pas fonder notre évaluation sur eux.
Pour notre part, nous avons déjà annoncé notre position. Si les choses n’avancent pas bien avec l’UE, nous connaissons les critères -démocratiques- de Copenhague -imposés pour adhérer à l’UE- , nous connaissons aussi les critères économiques de Maastricht -exigés pour adopter l’euro- . Nous les rebaptiserions simplement critères d’Ankara et nous continuerions d’avancer sur cette voie, car nos objectifs sont d’améliorer les conditions de vie de nos citoyens en matière de démocratie, de droits de l’homme, de niveau de vie, ainsi que d’environnement pour les entreprises.
La Turquie a-t-elle besoin de l’UE pour la protéger d’une double menace, le fondamentalisme et le pouvoir militaire ?
La Turquie a dépassé ces difficultés. Elle n’a plus de problèmes sur ces sujets. Après tout, l’aspiration européenne de la Turquie n’a rien de neuf. C’est un processus qui a débuté sous Mustafa Atatürk, fondateur de notre République, et c’est un processus qui se poursuit, mais il a atteint un rythme différent.
La Turquie a accompli beaucoup de réformes, depuis deux ans, pour obtenir l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’UE. Le terme de ces négociations étant fixé pour une date lointaine, ne va-t-il pas être difficile de maintenir ce rythme ?
Cette approche n’est pas juste. Nous aimerions avoir une feuille de route de l’adhésion, mais il y a seulement une cible, un objectif. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour achever ces négociations le plus tôt possible et pour que les pays membres de l’UE veuillent accueillir la Turquie.
Combien de temps cela va-t-il prendre, selon vous ?
Il est difficile pour moi de citer un nombre d’années, puisqu’il y a vingt-cinq pays qui doivent voter. La France est très importante et, parce que sa Constitution prévoit maintenant un référendum sur cette question, nous espérons beaucoup de nos amis français. N’oubliez pas que 500 000 Turcs vivent en France. Nous voulons qu’ils s’intègrent dans la société française et nous allons continuer à leur demander de faire le nécessaire pour cela. C’est très important pour la Turquie.
Voulez-vous dire que cette communauté ne fait pas assez d’efforts, actuellement, pour s’intégrer ?
Ce serait une erreur de prétendre que cette intégration est réussie à 100 %. Mais à partir de maintenant, cela va s’accélérer.
Pour revenir aux exigences européennes, les lois turques sont adaptées, mais leur application pose problème. Le système judiciaire est à la traîne, comme en témoigne le procès fait à l’écrivain Orhan Pamuk, possible Prix Nobel de littérature...
Toutes les lois que nous avons adoptées sont en accord avec l’acquis communautaire. Mais la justice est un pouvoir indépendant de l’exécutif et du législatif. Dans le processus en cours, nous avons tous fait des expériences diverses. Je suis allé en prison pour avoir récité un poème en public -« Nos dômes sont nos casques, les mosquées sont nos baïonnettes... » - et, pour cette raison, moi, président de mon parti, je n’ai pas pu être candidat aux élections législatives du 3 novembre 2002. Trois mois plus tard, nous avons changé la loi, et j’ai pu être candidat. Mais le pouvoir exécutif ne peut pas interférer avec le pouvoir judiciaire.
N’avez-vous aucun commentaire à faire, quand même, sur la situation de Pamuk ?
Il ne serait pas correct de commenter une affaire de justice en cours. Mais mes concitoyens connaissent mes vues au sujet de la liberté d’expression. Nous faisons le maximum pour étendre cette liberté pour tout le monde.
Quels sont les obstacles aux progrès sur la voie d’un règlement du problème kurde ?
Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour surmonter les obstacles. Il faut que nos interlocuteurs, par exemple les maires, prennent leur part de responsabilité. Les autorités locales font partie du système de gouvernement. Il s’agit de travailler main dans la main à la prospérité de cette région. Nous faisons des investissements d’une ampleur sans précédent dans des secteurs tels que l’éducation, la santé, les transports, le logement, l’agriculture.
Certains nationalistes craignent que l’adhésion à l’UE ne fasse perdre à la Turquie sa liberté d’action...
Je ne suis d’accord avec aucun de ceux qui tiennent ces propos. Nous avons trois lignes rouges. Nous sommes contre le nationalisme ethnique, régional et religieux. Nous sommes confiants, nous avons un pouvoir qui élimine toutes les craintes. Comme outil contre le nationalisme ethnique, nous avons la citoyenneté de la République de Turquie. C’est ce qui nous réunit tous sous la même ombrelle. En matière de nationalisme régional, nous ne discriminerons jamais aucune région. La terre de Turquie est partout la même. Nous avons à atteindre le même niveau de prospérité pour tous nos concitoyens où qu’ils vivent. Nous éliminerons toutes les sortes d’injustices religieuses. Bien que 99 % des Turcs soient musulmans, nous sommes les garants des 1 % qui ne le sont pas.
Quelle est votre réaction à l’accession à la chancellerie allemande d’Angela Merkel, qui s’est dite opposée à l’adhésion de votre pays à l’UE ?
J’accepte tout ce que la démocratie apporte.
Propos recueillis par Patrick Jarreau, Arnaud Leparmentier et Sophie Shihab
Article paru dans l’édition du 13.10.05