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Le Turc émissaire

jeudi 14 décembre 2006, par Pierre Weill

Source : Libération, le 11/12/2006

Les polémiques rituelles touchant la Turquie vont ressurgir, soyons-en sûrs, à l’occasion du Conseil européen des 14 et 15 décembre, où sera discutée l’éventualité du gel partiel des négociations d’adhésion, faute d’un compromis sur la question chypriote. Le débat public à ce sujet donne si volontiers dans les lieux communs qu’on finit par oublier son indéniable originalité : jamais, peut-être, on ne s’était autant appliqué à ignorer systématiquement l’objet de la discussion au profit de fantasmes ou de bénéfices secondaires aussi éloignés que possible des véritables enjeux.

Les études qualitatives dont je dispose confirment que la Turquie évoque surtout pour nos concitoyens deux catégories de représentation : d’une part, on la voit comme un lieu de vacances pittoresque, proche et bon marché ; d’autre part, on craint qu’elle ne soit le cheval de Troie en Europe du monde islamique et de ses dérives intégristes. Rêve d’exotisme accessible ou réceptacle de nos peurs grégaires, on chercherait en vain dans ces préoccupations dominantes la moindre trace de réflexion démocratique, géopolitique ou économique sur l’élargissement de l’Union européenne ! Bref, la Turquie est devenue un mirage, bon ou mauvais, que nous entretenons pour ne pas voir la réalité en face, de crainte qu’elle ne nous oblige à remettre en question nos préjugés.

Côté positif, l’engouement touristique repose sur un équilibre unique d’étrangeté et de familiarité. De même que Debussy décrivait le Sacre du printemps de Stravinski comme « de la musique de sauvages avec tout le confort moderne », de même on attend de la Turquie qu’elle nous donne les vertiges de l’explorateur avec les agréments de la climatisation, les traditions authentiques avec le dynamisme économique, le dépaysement avec la proximité.

Côté négatif, ce sont les angoisses identitaires qui l’emportent contre le bon sens le plus élémentaire. Chacun connaît désormais les désolants amalgames de l’imaginaire collectif qui conditionnent plus ou moins souterrainement les réactions d’une partie notable de l’opinion : « Les Turcs sont musulmans, donc intégristes, donc terroristes, donc alliés objectifs de Ben Laden... » C’est évidemment inepte et scandaleux, mais cela dispense de se confronter aux faits, forcément moins manichéens : les incertitudes de la mondialisation poussent à se réfugier dans les refus simplistes qui, à défaut d’être opérants, sont en prise directe sur nos angoisses.

A quelques remarquables exceptions près (la plus influente est celle de Jacques Chirac, mais il en est d’autres, Michel Rocard ou Luc Ferry par exemple), nos responsables politiques et nos intellectuels préfèrent surfer sur ces peurs immédiates plutôt que de les combattre en vue d’un objectif (l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne) qui, dans le meilleur des cas, ne se réalisera pas avant dix ou quinze ans. Convenons qu’il faut du courage pour risquer sa popularité sur un projet dont ni nos présidentiables ni les députés de la prochaine Assemblée nationale ne pourront montrer les résultats concrets, puisque trois législatures et trois présidences se seront succédé quand les effets escomptés commenceront à s’en faire sentir ! Mais c’est le prix à payer pour rendre sa cohérence et sa grandeur à la politique. Celle-ci doit être soustraite aux retournements capricieux de l’opinion, au moins sur les thèmes relevant des Affaires européennes ou étrangères, qui engagent à long terme les intérêts fondamentaux du pays.

L’expérience montre que nos concitoyens finissent toujours par préférer ceux de nos dirigeants qui ont su affronter une impopularité momentanée, dès lors qu’elle ne concerne qu’un aspect bien délimité de leur action, pour faire triompher une vision féconde du rôle de la France dans le monde. Faute de partager cette conception ambitieuse de leur fonction, nombre de leaders se contentent de conforter l’opinion dans ses fantas-mes, au risque d’en devenir le jouet. Face aux peurs identitaires, ils reprennent, sous une forme ou sous une autre, l’antienne du « choc des civilisations » : comme si le monde musulman était un, comme si la République turque, démocratique et laïque, ne constituait qu’une variante du royaume d’Arabie Saoudite ou de la théocratie iranienne. Comme si les valeurs universelles qui fondent l’Europe ne pouvaient s’appliquer qu’à des nations de vieille tradition chrétienne, de sorte que les autres, en dépit de tous leurs efforts, seraient condamnées à un éternel exotisme voué uniquement aux tour-opérateurs et aux délocalisations économiques.

Entretenir les Français dans leurs fantasmes, c’est leur rendre un mauvais service, les couper de la réalité, leur ôter les moyens d’en tirer le meilleur. Non seulement l’aigreur et l’inconstance qui marquent nos débats sur la question turque handicapent l’action de la France et nuisent à son image internationale, mais elles empêchent de valoriser les opportunités liées aux rapports privilégiés que nous avons développés avec la Turquie.

Du coup, le grand public n’est même plus sensibilisé aux vraies alternatives : quels atouts et quels défis apporterait l’intégration d’une nation de 70 millions d’habitants, dont la population est jeune et la croissance économique impressionnante ? Vaut-il mieux que la Turquie soit dans l’Union ou en concurrence avec elle ? En multipliant les « coups d’épingle » contre ce pays, ne risque-t-on pas de faire le jeu des extrémistes au détriment des démocrates sincères qui cherchent à accélérer les réformes pour rejoindre les standards européens ? La réponse à donner à la Turquie n’aurait-elle aucune répercussion sur la perception de l’Europe par les pays musulmans qui se destinent à la modernité ?

Prendre les Turcs pour le reflet inversé de nos idéaux ou le miroir de nos angoisses est, chez nous, une tradition multiséculaire, de même que celle qui consiste à en faire... nos têtes de Turcs ! L’histoire des « turqueries », au théâtre, à l’opéra ou dans les contes philosophiques, est celle des regards critiques qu’elles permettaient de porter sur notre société aussi bien que sur l’étrangeté d’une autre civilisation, à la fois trop lointaine et trop proche.

On aurait pu croire que la construction européenne, fondée sur des valeurs universelles, et la mondialisation, fruit d’un marché global, nous auraient débarrassés de cette façon de ne voir que nos espoirs ou nos peurs dans l’image des autres peuples. Hélas, rien n’a changé à cet égard, sauf sur un point : nous sommes en principe plus ouverts aux autres, mais, de ce fait, moins conscients des fantasmes que nous projetons sur eux. Molière, Diderot, Voltaire ou Mozart savaient qu’ils faisaient des « turqueries » ; force est de constater que nous en faisons encore, mais sans le savoir.

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