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Le sacrilège de la Turquie : Etre musulmane et démocratique

Francis Ghilès est membre du Conseil scientifique de l’Institut de la Méditerranée

mardi 15 juin 2004, par Francis Ghilès

Depuis que Recep Tayyip Erdogan est devenu Premier ministre, la Turquie fait la démonstration qu’islam et démocratie ne sont pas incompatibles. Le Parti de la Justice et du Progrès jusqu’à son arrivée au pouvoir semblait menacer la laïcité, l’héritage le plus précieux qu’ait laissé à son peuple le fondateur de la Turquie moderne, Kemal Atatürk. Mais le PJD s’est transformé en un parti de gouvernement responsable et ce, à un moment où les pressions américaines pour entraîner le seul pays musulman membre de l’OTAN dans l’aventure irakienne ont échoué.

  • Empêcher la « contagion » turque

Pour ceux qui, à travers le monde musulman, prêchent la guerre sainte contre l’Occident, la guerre contre les idées modernes -notamment l’égalité des sexes et la globalisation économique-, cette réussite est insupportable : si elle devait être imitée dans un seul pays arabe, cela annoncerait la fin de l’idée selon laquelle islam, démocratie et économie modernes sont des concepts incompatibles. Les thèses propagées par certains aux Etats-Unis et en Europe -notamment le Premier ministre italien, Silvio Berlusconi-, qui nous annoncent un choc de civilisations, s’effondreraient à leur tour. Les attentats perpétrés à Istanbul peuvent être interprétés de quatre façons différentes :
- Un refus des liens étroits, militaires et économiques liant la Turquie à Israël ;
- Un avertissement au Royaume-Uni qu’il aura un prix à payer pour l’alliance étroite qu’entretient aujourd’hui son Premier ministre, Tony Blair, avec l’hôte de la Maison-Blanche, George W. Bush ;
- Un avertissement aux Etats-Unis dont la Turquie, malgré les désaccords de ces derniers mois (le Parlement d’Ankara a refusé l’envoi d’un contingent turc en Irak comme, dans un premier mouvement, l’emploi de la base militaire de Incerlink aux forces anglo-américaines) demeure un allié stratégique-clef au Moyen-Orient ;
- Une attaque frontale contre une ville qui, pour ceux qui la connaissent et l’aiment, demeure un symbole cosmopolite et multiculturel sans égal en dehors de certaines grandes métropoles occidentales telles Paris et Londres, un pont physique et psychologique entre l’Europe et l’Asie, une ville magnifique de liberté et de désordre, qui affronte de graves problèmes sociaux mais dont les habitants, qu’ils soient humbles ou riches, accueillent les étrangers qui y résident ou sont de passage avec une dignité et un sens de l’hospitalité exceptionnels.

  • Un mélange de modernité et de Moyen Age

L’évolution de la Turquie depuis quelques décennies reste mal connue des Européens et quasiment ignorée des pays arabes, notamment au Maghreb. Istanbul a été le siège du Califat durant quatre siècles, la capitale de l’empire musulman le plus tolérant, le plus puissant et le plus long sur la durée de toute l’histoire du monde de l’islam.
La démocratie turque reste, jusqu’à un certain point, sous la tutelle de l’armée, mais les officiers supérieurs turcs ont une pratique politique infiniment plus moderne et sophistiquée que la plupart de leurs pairs au Moyen-Orient. Au début de cette année, le chef d’état-major a laissé le Parlement trancher sur la question de savoir si un contingent turc participerait au renversement de Saddam Hussein. Une telle liberté d’action aurait été impensable, il y a seulement cinq ans.
La démocratie turque est encore loin de satisfaire aux critères européens : la récente et très dure guerre civile au Kurdistan est là pour le rappeler mais un dialogue s’est substituté à la lutte. Autant la région méditerranéenne de la Turquie est économiquement développée et ouverte sur l’Europe, grâce entre autres au tourisme, autant l’intérieur, notamment à l’Est, garde des traits proprement moyenâgeux tant au niveau des moeurs sociales que de la structure des grandes propriétés terriennes.

  • Plus industrialisée que tous les pays arabes réunis

Ce qui frappe néanmoins le voyageur, et ce depuis plusieurs décennies, est le mouvement profond qui pousse la Turquie vers la modernité au sens le plus large du mot. Les femmes se battent et occupent des positions de plus en plus importantes dans la société, du moins à l’Ouest du pays. Les journalistes défendent la liberté de la presse, souvent au prix de leur vie, ce qui explique que la presse turque soit aujourd’hui si diverse et intéressante.

Des prisonniers font la grève de la faim pour protester contre leurs conditions de détention, tout comme d’autres luttent avec acharnement contre la torture. L’économie avance, avec des hauts et des bas, dignes des montagnes russes car certains chefs de partis ont trop souvent, dans un passé récent, pratiqué une politique économique démagogique et irresponsable. Mais, ils étaient élus librement ; on publie à Istanbul des livres qu’il est quasiment impossible d’acheter dans la majorité des capitales du monde arabe. Un des chanteurs turcs les plus populaires qui est un travesti, Bulent Ersoy, a vu sa popularité croître quand les Loups Gris (un groupe fascisant) tenta de l’assassiner, il y a une décennie.

Une telle société, dont la grande vertu est de se prendre en charge, a tout pour indisposer ceux qui luttent pour ramener le monde arabe à la lettre du Coran. La Turquie constitue un affront permanent à des idées qui, depuis les Talibans jusqu’à l’Arabie saoudite, trouvent de nombreux adeptes dans le monde de l’islam. Mais la Turquie est aussi un pays puissant : une économie plus équilibrée que celle de n’importe quel pays moyenoriental, une population de près de 70 millions d’habitants, des universités modernes, une armée capable d’affronter celle de tous ses voisins, une pratique de l’Etat qui, au-delà de l’expérience modernisatrice d’Atatürk, remonte à plus d’un demi-millénaire. La Turquie moderne, construite par Atatürk sur les ruines d’un empire ottoman à bout de souffle, produit aujourd’hui plus de biens industriels que tous les pays de la Ligue Arabe réunis. Elle exporte des volumes considérables de produits agricoles.

Bases économiques et expériences démocratiques, tout cela explique sans doute comment le Parti de la Justice et du Progrès qui dispose de la majorité au Parlement et le Premier ministre ont su éviter de nombreux écueils depuis leur triomphe aux dernières élections législatives. Ils démontrent, pour l’heure, qu’un parti islamique est tout à fait à même de relever les nombreux défis que pose la modernisation de leur pays. L’ Union européenne l’a bien compris qui, même à contrecœur pour certains de ses membres, a accepté l’idée que la Turquie puisse engager des négociations pour une entrée éventuelle dans l’Union européenne. Bien sûr, une telle éventualité n’est pas pour demain, mais l’Europe ne peut se déjuger : refuser de bâtir des liens plus étroits avec un pays dont la position géographique, dans une région fort tourmentée, est non seulement stratégique, mais dont le parcours politique récent offre un exemple que les pays arabes seraient bien avisés d’étudier de plus près, serait parfaitement irresponsable. L’Union européenne, tout comme les Etats-Unis, semblent comprendre qu’ils doivent accepter la Turquie autant pour ce qu’elle est que pour l’endroit où elle se trouve sur la carte du monde.

  • Les attentats ne fragilisent pas le pays

Quelles que soient les retombées économiques négatives sur le court terme des attentats perpétrés à Istanbul, de tels actes ont peu de chance de faire chanceler un pays qui possède les atouts de la Turquie d’aujourd’hui. Elle a une expérience historique immémoriale de l’Etat, tant sous sa forme impériale à l’époque ottomane que sous sa forme moderne et de plus en plus démocratique depuis 1922. Elle dispose d’une armée dont les chefs ont des pratiques fines d’analyse et de gestion, une économie diversifiée qui repose sur le travail de tous et non pas une économie de rente. Elle vit un régime politique démocratique où beaucoup de progrès restent certes à faire mais dont le Premier ministre actuel souligne bien la force : la capacité de permettre l’arrivée au pouvoir de nouvelles forces, de nouvelles idées, de nouveaux leaders grâce à des élections vraiment libres.

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Sources

Francis Ghilès est Senior Fellow à la EuroArab Management School de Grenade et membre du Conseil scientifique de l’Institut de la Méditerranée à Marseille. Il a été durant de longues années le spécialiste du Maghrreb pour le quotidien britannique Financial Times. Il a donné et donne de nombreuses conférences et analyses sur le monde arabe et la Méditerranée (Ph. Akisra)

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