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Ces Français qui misent sur la Turquie

Pour intégrer l’Europe, Ankara compte sur le soutien de grands groupes français qui ont fait du marché turc une priorité.

mercredi 23 juin 2004, par Bernard Neumann

L’Expansion

La Turquie dans l’Europe ? Le 4 décembre prochain, le Conseil européen des chefs d’Etat tranchera la question de l’ouverture des négociations d’adhésion avec Ankara. Pour cette bataille d’influence, tous les réseaux sont déjà à l’œuvre, souvent avec discrétion. Confidence d’un commissaire européen parmi les plus puissants : « Jamais nous n’avons fait l’objet d’autant de pressions, sur aucun autre dossier. » Les « pro » et les « anti » hantent tous les lieux de pouvoir, à Paris comme à Berlin. A Bruxelles aussi, car avant la décision des chefs d’Etat la Commission rendra un avis.

Les entreprises européennes ne sont pas en reste. Elles sont même sans doute les meilleurs avocats de la Turquie. Le gouvernement d’Ankara le sait bien, qui tente de les utiliser. Fortes de leurs solides positions dans le pays, les entreprises françaises sont sollicitées et elles s’activent dans la coulisse. Secrètement, bien sûr. Officiellement, elles affirment ne pas se mêler de politique. Mais l’objectif est stratégique : avec ses 66 millions de consommateurs, le marché turc a besoin d’être sécurisé pour donner tout son potentiel. Et pour ces entreprises, il n’y a pas meilleure garantie qu’une entrée dans l’Union.

La plaque tournante de ce réseau d’influence économique se nomme Jean-Antoine Giansily. Ce proche du président Chirac dirige la mission économique française à Istanbul. Ancien adjoint à la Mairie de Paris et ancien député européen, il est un inlassable avocat de la cause turque. Giansily décrit la Turquie comme un eldorado économique : il aime rappeler qu’en près de quinze ans le nombre des entreprises françaises implantées est passé de 15 à plus de 250. Parmi elles, Renault, Carrefour, Michelin, Servier, Danone... La plupart sont désormais n° 1 en Turquie. « Dans un pays dont la richesse nationale croît au rythme de 8 % par an, la marge de développement est considérable », assure cet homme de réseaux.

Souvent, nos grandes entreprises nationales s’abritent derrière Giansily. Tel Carrefour, le plus gros employeur français en Turquie, avec 4 000 salariés, leader sur le marché. Le dossier est jugé tout aussi stratégique chez Danone : l’entreprise de Frank Riboud domine le créneau des produits laitiers frais et de l’eau, avec près de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2003. « Pour nous, les perspectives d’évolution sont énormes », estime un homme du groupe, à condition que le pays conserve une certaine stabilité.

La plupart des secteurs d’activité sont représentés. Le laboratoire pharmaceutique Servier compte atteindre les 80 millions cette année. Chez Michelin, Pierre Desmaret, le directeur général pour la zone Afrique et Moyen-Orient, assure que son entreprise veut aussi miser sur la Turquie et qu’elle « va y consacrer de gros moyens ces prochaines années en termes d’investissements et de personnel ». C’est d’ailleurs dans ce pays que le groupe de pneumatiques étrennera son slogan « Michelin, une meilleure façon d’avancer », au cours d’une campagne de communication. Preuve pour Pierre Desmaret que la Turquie est « un marché prioritaire ».

Les milieux d’affaires turcs agissent, eux, au grand jour. Après avoir monté un bureau permanent à Bruxelles, en 1996, la Tusiad, équivalent turc du Medef, a créé une structure à Berlin et à Paris en début d’année. La Tusiad planche sur une campagne dans les médias grand public européens pour l’automne. En attendant, elle maintient la pression sur les personnalités influentes, à mi-chemin entre la politique et la recherche. Et toutes ne font pas la sourde oreille. En France, le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface, a animé le 16 juin une conférence sur la Turquie avec un membre important de la Tusiad. Une autre étant organisée le lendemain par l’ancien directeur du Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), Jean-François Bayart, grand défenseur de la cause turque.

La Tusiad, qui a réussi à enrôler les entreprises françaises, travaille aussi les milieux politiques français. Certes, officiellement, l’UMP d’Alain Juppé comme le PS de François Hollande ont pris leurs distances avec les partisans de l’intégration. Mais Ankara peut compter sur plusieurs ténors de la gauche française : Michel Rocard, Pierre Moscovici, Jack Lang, Dominique Strauss-Kahn et Daniel Cohn-Bendit. De même que sur deux sénateurs UMP : Robert Del Picchia et Hubert Haenel, auteurs d’un rapport très favorable sur « La Turquie et l’Union européenne ».
La Turquie a déjà marqué de sérieux points en s’assurant le soutien public de Tony Blair, de Gerhard Schröder, de Silvio Berlusconi et, plus discrètement, de Jacques Chirac, qui se rendra mi-octobre à Ankara, juste avant la décision finale.

Le pays s’appuie aussi sur son exceptionnel réseau diplomatique, considéré comme l’un des meilleurs au monde. Et chaque décision nationale favorable est présentée et relayée par les ambassadeurs turcs. Le gouvernement a en effet mis en place une unité spéciale chargée de répondre à la moindre demande de la Commission. Cette unité identifie, en liaison avec Bruxelles, les lois à changer pour coller aux critères économiques et démocratiques dits « de Copenhague », dont le respect conditionne l’adhésion. En deux ans, huit paquets de réformes ont été votés, avec « un art consommé du timing, témoigne-t-on à Bruxelles. Leurs réformes tombent toujours à un moment où cela attire l’attention. Et chaque paquet contient un élément symbolique très fort dont ils savent qu’il aura un impact. »
Mais surtout, l’adhésion à l’Europe a été érigée au rang de cause nationale. Elle dépasse les rivalités internes, et les élites politiques, toutes tendances confondues, font du lobbying. Ainsi Kemal Dervis, ancien vice-président de la Banque mondiale et ancien ministre turc de l’Economie, membre du parti social démocrate aujourd’hui dans l’opposition, a pris son bâton de pèlerin pour défendre la cause turque à travers l’Europe. Formé en France, en Suisse et en Angleterre, il fait partie d’un groupe de coordination informel qui regroupe journalistes, hommes d’affaires et députés. « Nous profitons de toutes les réunions officielles à travers l’Europe pour aborder le cas de la Turquie », confie-t-il. En mai, trois éditorialistes de grands journaux turcs sont venus à la rencontre de leurs confrères français. La société civile elle-même ne ménage pas sa peine. Associations de défense des droits des femmes ou des droits de l’homme et étudiants, tous tendent vers un seul but : persuader leurs homologues d’accueillir la Turquie au sein de l’Union européenne. C’est en effet la masse des citoyens européens qu’il faut aujourd’hui convaincre.

Ces Français qui misent sur la Turquie

DANIEL BERNARD
PDG de Carrefour
Le patron du groupe de distribution a choisi de faire de la Turquie un marché prioritaire : implanté depuis onze ans, Carrefour est le plus gros employeur français en Turquie, avec 4 000 salariés.

EDOUARD MICHELIN
PDG de Michelin
Signe qui ne trompe pas, c’est en Turquie que le patron du groupe pneumatique a choisi de lancer son nouveau slogan « Michelin, une meilleure façon d’avancer ».

JEAN-ANTOINE GIANSILY
Chef de la mission économique française d’Istanbul
Ce proche de Jacques Chirac est la tête de pont du réseau des entreprises françaises et le meilleur avocat de la cause turque.

FRANK RIBOUD
PDG de Danone
Le PDG de Danone a conforté sa place de n° 1 dans le pays sur le marché des produits laitiers frais, mais aussi de l’eau, pour un chiffre d’affaires global de 100 millions d’euros en 2003.

LOUIS SCHWEITZER
PDG de Renault
Le président du groupe n’a pas hésité à prendre la tête du Comité Turquie du Medef International. Renault est leader en Turquie avec plus de 16 % de part de marché.

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