La situation des droits humains est en Turquie indissociable du rapport de ce pays avec l’Europe. Or, celle-ci est pour la Turquie un objectif de longue haleine qui s’est forgé déjà à l’époque ottomane (1299-1922) et qui s’est poursuivi après l’avènement de la République en 1923.
En 2003, des écoliers brandissent des masques à l’effigie d’Atatürk, le « père des turcs », fondateurs de la turquie moderne, le 10 novembre, date de commémoration de la mort de Mustafa Kemal. © AFP
Jusqu’il y a peu, le moteur de l’ambition européenne de la Turquie était incarné par une élite, d’abord militaire, ensuite issue d’une alliance entre hautes bureaucraties militaire et civile. L’armée et les civils qu’elle cooptait ont longtemps piloté les réformes dans le sens d’une modernisation des infrastructures et des institutions. Mais un bouleversement s’est opéré il y a trois ans avec l’arrivée au pouvoir des « ex-islamistes » de l’AKP. Le projet européen réformateur est désormais piloté par des civils qui ne sont pas issus de l’élite, à l’image de l’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Surtout, la dynamique sociale qui a amené l’AKP au pouvoir émane d’une large frange de la population qu’une certaine élite négligeait, voire méprisait.
Si cette ascension sociale et politique a été possible, c’est néanmoins que le « système » le permettait. La Turquie est en effet passée au multipartisme en 1946. À peine quatre ans plus tard, les élections législatives débouchaient d’ailleurs sur le rejet dans l’opposition du parti garant du « système », le Parti républicain du Peuple (CHP), kémaliste. Le même scénario se reproduira encore après les coups d’État de 1960 et de 1980. La Turquie a ainsi acquis en plus de cinquante ans une solide tradition parlementaire, permettant l’alternative, mais toutefois « recadrée » par une série de coups d’État militaires classiques (1960, 1971, 1980) ou plus « light » (1997), permettant à l’appareil d’État de brider la dynamique sociale.
En adéquation avec la tradition ottomane d’État central fort dont il est issu, Atatürk s’était largement inspiré du modèle jacobin français pour créer la République turque et mener de spectaculaires réformes. La République allait ainsi accoucher d’une élite de plus en plus occidentalisée et très attachée à la laïcité, mais dont les idéaux républicains d’égalité cachaient souvent le monopole d’un pouvoir qu’elle n’était pas prête à partager. La laïcité à la turque était par ailleurs sensiblement différente de sa version française. Si en France, l’État se trouve en principe dans une situation de neutralité à équidistance des différentes croyances et de leurs institutions, en Turquie, en revanche, l’État exerce la tutelle directe sur le culte musulman, en le contrôlant à tous les échelons.
LAÏCITÉ EN TROMPE-L’ŒIL
Ainsi, l’organisation du culte musulman en République turque relève de la Direction des Affaires religieuses (Diyanet) et suppose un financement de cet islam officiel au détriment des adeptes de toute autre version de l’islam. Adeptes d’une « version anatolienne » de l’islam chiite, les Alévis, pourtant très nombreux en Turquie, sont donc exclus de ce système. Le cas alévi est emblématique des ambiguïtés de la laïcité à la turque dès lors que les alévis sont sous-représentés dans la fonction publique où la discrimination n’est pas tant ethnique (de nombreux Kurdes y occupent des fonctions importantes) que confessionnelle (sunnites versus alévis) dans ce qui apparaît comme un héritage de l’ancienne bureaucratie ottomane. De même, un Arménien de Turquie (il en reste environ 60 000) ne peut, en vertu d’une loi non écrite, accéder au grade d’officier au sein de l’armée où il est pourtant tenu, comme tout citoyen, d’effectuer son service militaire.
Au-delà du cas alévi, cette gestion étatique du culte a longtemps freiné toute velléité d’autonomie et de liberté en matière religieuse. Les formations politiques traditionnelles répercutant davantage les aspirations religieuses de la population ont ainsi longtemps souffert de la suspicion et de la répression de l’appareil d’État. Aujourd’hui, la sécularisation de la Turquie, fruit du rapport de force entre la laïcité autoritaire des élites et les tentatives d’autonomisation de la société civile, semble être un fait acquis. Dans ce contexte, l’hypothèse d’une prise du pouvoir par « les religieux », qu’avancent souvent les partisans d’une laïcité autoritaire pour justifier le statu quo social et légal, relève davantage du fantasme que de la réalité. Dans ces conditions, l’interdiction du port du foulard dans les universités turques apparaît aux yeux de nombreux Turcs comme une manifestation de l’autoritarisme d’antan. Et, depuis le 11 septembre, la perversion des rapports entre sociétés occidentales et musulmanes a pour conséquence que la « cause du foulard » a du mal à se faire entendre à l’extérieur des frontières turques et en tout cas à être considérée comme une matière relevant des droits humains, ce dont témoigne la dernière décision de la Cour européenne des Droits de l’Homme.
ÉTAT PROFOND
L’AKP est le fruit de la maturation de la mouvance islamique turque qui, jusqu’il y a peu, était encore incarnée par son vieux dirigeant Necmettin Erbakan. Tirant les leçons d’un affrontement avec le « système » qui avait culminé avec le coup d’État « light » de février 1997, l’AKP, issu d’une scission du parti d’Erbakan emmenée par Erdogan, a précisément choisi de ne pas entrer en conflit direct avec cet appareil d’État, que d’aucuns qualifient en Turquie d’« État profond » (Derin Devlet). Par ailleurs, la base électorale de l’AKP s’est élargie au-delà des anciens électeurs d’Erbakan. Ainsi, l’AKP a obtenu la majorité des sièges à l’Assemblée nationale en novembre 2002 (succès confirmé ensuite aux municipales en 2004), récupérant au passage l’héritage du « libéral » Turgut Özal. L’AKP porte ainsi la dynamique d’une frange importante de la périphérie, d’une petite bourgeoisie d’origine anatolienne devenue de plus en plus entreprenante et réclamant dès lors « sa part du gâteau ».
Enfin, Erdogan et ses proches ont compris tout ce que la démocratie à l’européenne pouvait apporter en terme de liberté. Les institutions européennes s’avérant un contrepoids bienvenu face aux interférences d’une élite kémaliste contrôlant encore en partie certaines institutions non électives comme l’armée, la magistrature ou la haute bureaucratie. Le paradoxe turc, c’est qu’aujourd’hui, cette élite kémaliste, bien que culturellement très occidentale, adopte une attitude assez anti-européenne tandis que l’AKP, dont la genèse s’est souvent confondue avec un discours anti-occidental, est aujourd’hui, tant dans les paroles que les actes, à la pointe du combat pour se rapprocher de l’Europe et de ses valeurs de respect des droits humains.
Tant et si bien, que l’on assiste en Turquie aujourd’hui (de façon schématique) à une lutte sourde entre, d’une part, le gouvernement et, d’autre part, cet « État profond ». Un éditorialiste du quotidien Milliyet comparait récemment cette situation à un match de foot. Si l’AKP marque des points sur le dossier chypriote, une décision de justice arrive pour ternir l’image de la Turquie sur le plan international, ce qui à terme rejaillit négativement sur le gouvernement. Le gouvernement réussit enfin à surmonter ses propres réticences vis-à-vis du tabou arménien, et voilà qu’une décision de justice vient tout remettre en cause. La Commission européenne ne cesse d’ailleurs de souligner le fossé entre les réformes légales et leur manque d’application sur le terrain. Les exemples pourraient être multipliés, qu’il s’agisse de Chypre, de la torture, du génocide arménien ou de la question kurde. Sur ce dernier dossier, le gouvernement turc actuel a certes pris quelque peu ses distances avec un jacobinisme officiel qui étouffait méthodiquement l’expression d’identités collectives alternatives. Toutefois, l’AKP ne se départit pas vraiment d’un certain attentisme, si ce n’est que Recep Erdogan a publiquement reconnu en août 2005 l’existence d’une « question kurde », ce qu’aucun Premier ministre n’avait fait avant lui. La spécificité du contexte irakien voisin, où la perspective de la création d’un État kurde semble de plus en plus évidente, explique sans doute cette « timidité ». La Turquie, dont la relative fragilité vient de sa « nouveauté » en tant qu’État-nation, est encore marquée par le syndrome de partition du pays. Dans ce contexte, de même que par rapport au tabou du génocide arménien, toute avancée s’avère lente et délicate. Or, dans l’Est anatolien à majorité kurde, le cycle guérilla - terrorisme - répression reprend de plus belle, fragilisant les très timides avancées symboliques sur le plan de la reconnaissance de l’identité kurde. Conséquence d’une sévère répression exercée depuis des dizaines d’années par l’État turc, il n’y a pas pour le moment côté kurde de partenaire éventuel avec qui discuter, à l’exception d’un PKK, tout entier voué à son leader emprisonné Abdullah Öcalan, optant pour une stratégie violente, bien que très affaibli sur ce plan, et sujet aux manipulations.
Face à un AKP qui se définit comme « conservateur démocrate » et refuse catégoriquement l’étiquette d’« islamiste modéré », la gauche turque brille par son absence. Ainsi, le CHP (Parti républicain du Peuple), membre de l’Internationale socialiste, est en passe de devenir le refuge des partisans du statu quo dans tous les domaines (question kurde, Chypre, droits humains, rapport entre État et citoyens, etc.), agissant parfois de concert avec un regroupement hétéroclite de groupuscules nationalistes et gauchistes autant marginaux que bruyants.
Désormais, l’avenir de la démocratie en Turquie dépend de l’évolution du rapport de force entre, d’une part, le gouvernement, la « société civile » (monde associatif, syndicats, une partie des médias mais aussi grand patronat) et, d’autre part, les relais partisans et institutionnels d’un kémalisme interprété dans sa version la plus
5 décembre 2005