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La justice turque s’acharne contre des intellectuels et des journalistes

jeudi 29 décembre 2005, par Guillaume Perrier

Le Monde 28/12/2005 - 12h45

(Commentaire de la rédaction de Turquie Européenne par Reynald Beaufort - Non publié par le Monde)
Cet article montre s’il en était encore besoin, que la fraction la plus conservatrice de l’état turc est prête à tout pour stopper la marche vers l’intégration européenne.

Ces conservateurs ne se trouvent pas forcément où on les attend, dans la droite ou l’extrème droite traditionnelle, il sont présents dans tous les partis, y compris l’opposition du CHP, l’ancien parti d’Atatürk l’homme qui avait choisi délibérement de se rapprocher de l’Europe et de l’Occident.

Le fait est que nombre de fonctionnaires, militaires, agents de l’état et caciques du régime voient d’un mauvais oeil s’évanouir leurs privilèges parfois exhorbitants par rapport au reste de la population qui n’a pas ou peu de protection sociale. L’adoption de standards européens de gestion rendrait aussi plus difficile le détournement de fonds publics par des politiciens peu scrupuleux, plus avides d’enrichissement personnel que de bien être public.

Les poursuites pour atteintes à l’honneur de l’état, insulte à la turcité, malheureusement rendus possibles par le nouveau code pénal, ne sont qu’un instrument pour les saboteurs du processus de démocratisation et d’assainissement de la vie politique et économique. Ces conservateurs s’appuient sur la crainte naturelle d’une partie de la population de voir encore changer un pays que la libéralisation a déjà rendu méconnaissable.

L’Europe doit, plus que jamais, être présente aux côtés des démocrates de Turquie. Les laisser tomber maintenant en enlevant le moteur de changement que sont les négociations d’adhésion pourrait avoir des conséquenses dramatiques. Il ne s’agit pas de faiblir sur les exigences d’application à terme des standards Européens en ce qui concerne, notamment, les droits de l’homme. Mais il est nécessaire de laisser le temps et de donner les moyens aux élites turques de s’adapter à ceux-ci et de faire le travail pédagogique nécessaire en direction de la population. Il aura des périodes de progression, des périodes de pause, peut être même des reculs mais c’est seulement à long terme que les résultats devront être évalués, en matière de progrès sociaux et politiques les évolutions sont rarement linéaires. Après tout l’Union ne vient-elle pas aussi de marquer un arrêt spectaculaire ?

Certes, la Turquie survivrait probablement sans l’Europe, mais en matière politique le rapprochement possible avec d’autres voisins tels que la Russie ou les républiques turcophones d’Asie Centrale ne serait pas une victoire pour la diffusion des valeurs dont se gargarisent les opposants à la Turquie.

L’article du Monde :

Istanbul correspondance

Le Père Noël m’a apporté un drôle de cadeau cette année", sourit Hrant Dink. Dans son bureau à la rédaction d’Agos, le directeur de l’hebdomadaire publié en turc et en arménien semble totalement désabusé. A la veille de Noël, cet intellectuel d’origine arménienne a appris qu’il était à nouveau l’objet d’une inculpation, la troisième quelques mois, un véritable acharnement judiciaire.

Le 7 octobre, il a été condamné à une peine de six mois de prison avec sursis pour « insulte à l’identité turque ». En février 2006, un deuxième procès l’attend, pour le même motif. Enfin, c’est pour avoir critiqué la première décision de justice, et pour avoir déclaré que s’il n’obtenait pas gain de cause en appel il serait obligé de quitter le pays, qu’il est à nouveau inculpé.

« Je n’ai pas peur d’aller en prison. C’est mon honneur qui est en jeu et je ne peux pas accepter d’être accusé d’insulter le peuple turc », proteste le journaliste. Malgré les menaces, il a cosigné lundi 26 décembre, avec 168 intellectuels et artistes turcs, une lettre ouverte au gouvernement lui demandant d’abroger purement et simplement les articles 301 et 305 du code pénal, jugés incompatibles avec le principe de liberté d’expression. En vertu de ces articles, des poursuites peuvent être engagées contre tout auteur de critiques de « l’identité turque », du gouvernement, des institutions ou de l’armée.

AFFAIRE ENTRE PRO ET ANTIEUROPÉENS

Hrant Dink, figure de la communauté arménienne d’Istanbul, est un symbole à abattre pour les nationalistes turcs les plus radicaux, qui s’engouffrent dans cette faille du code pénal. Depuis quelques semaines, des cas similaires contre des intellectuels se multiplient. A tel point que le commissaire européen à l’élargissement, Olli Rehn, a souligné que, « considérant le nombre de poursuites récentes, il semble que le nouveau code pénal n’accorde pas de protection suffisante à la liberté d’expression ».

Environ soixante-dix éditeurs, écrivains ou journalistes sont actuellement mis en cause. Le plus célèbre d’entre eux, le romancier Orhan Pamuk, a vu son procès repoussé au 7 février. Il est accusé d’avoir enfreint l’article 301 du code pénal en déclarant, dans un hebdomadaire suisse, que « sur ces terres (la Turquie), 1 million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués ». Une « insulte à l’identité turque ».

Ohran Pamuk fait lui aussi l’objet d’une nouvelle enquête, pour « insulte à l’armée », après des propos publiés dans le quotidien allemand Die Welt. Le 22 décembre, Zulfuk Kisanak, auteur des Villages perdus, un ouvrage sur l’évacuation de 3 000 villages kurdes par l’armée durant le conflit qui l’opposait aux séparatistes kurdes du PKK ( Parti des travailleurs du Kurdistan), a été condamné à cinq mois de prison. Sa peine s’est finalementcommuée en une amende à payer d’un montant de 1 850 euros .

Une procédure vise également cinq journalistes de renom, parmi lesquels Murat Belge, un fervent partisan de la détente sur la question arménienne.

Dernier avatar de cette offensive judiciaire, le parquet d’Istanbul a annoncé, mardi 27 décembre, avoir ouvert une enquête contre l’eurodéputé néerlandais Joost Lagendijk. Au début du procès d’Orhan Pamuk, auquel il a assisté, M. Lagendijk avait vivement critiqué, le 16 décembre, l’armée et la justice turques.

Ces procédures en série ont quasiment toutes été ouvertes par un même petit groupe d’avocats ultranationalistes. Les mêmes qui avaient tenté de faire interdire, en vain, la tenue en septembre d’une conférence universitaire sur « les Arméniens à la fin de l’Empire ottoman », soutenue par le gouvernement. « Toute une partie de la Turquie est antieuropéenne, explique Hrant Dink. Cette affaire est une querelle entre pro et antieuropéens. C’est le tableau qu’on peut dresser de la Turquie. »

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