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CHRONIQUE DE GÉOPOLITIQUE

La Turquie dans l’Union européenne : le pour et le contre

lundi 24 octobre 2005, par Jean Cermakian

entete.uqtr.ca

Dans sa chronique géopolitique, le professeur Jean Cermakian, collaborateur spécial du cyberjournal entête, propose cette semaine d’examiner de plus près la question controversée de l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Union européenne.

Pour faire suite à ma dernière chronique intitulée La « Forteresse Europe » en état de siège, il est logique d’examiner la question de l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Union européenne. Les discussions à ce sujet ont débuté le 3 octobre dernier ; elles pourraient durer de 10 à 15 ans, sans pour autant garantir que la Turquie deviendra membre de l’Union européenne au terme de ce long processus. Ce dossier est complexe et controversé ; la question soulève des passions et occasionne des accès de racisme et de xénophobie dans la plupart des 25 pays de l’Union européenne. L’une des raisons du rejet par les Français du projet de Constitution pour l’Europe, en mai dernier, est la peur d’une « invasion » turque de l’Europe de l’Ouest et la menace appréhendée de pertes d’emplois suite à l’adhésion de la Turquie, où les salaires et les avantages sociaux sont moindres.

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Les raisons pour inclure la Turquie sont nombreuses et valables. Tout d’abord, il y a l’argument que les critères d’admission à l’Union sont essentiellement politiques, économiques et sociaux ; la religion n’entre pas en ligne de compte. Il est vrai que dans le projet initial de Constitution européenne, il était fait mention du caractère chrétien de la civilisation européenne : certains pays très religieux, comme l’Irlande et la Pologne, auraient été pour cette mention. Mais l’Europe compte maintenant plusieurs millions de musulmans, soit immigrés ou descendants de ces derniers, soit habitant des pays autrefois sous domination turque (Bosnie, Albanie, Kosovo, Macédoine).

Au chapitre des critères politiques, il faut mentionner la démocratie et les droits de la personne, deux domaines où la Turquie a fait de réels progrès depuis plusieurs années. D’une part, l’armée turque n’intervient plus dans le jeu politique, au point où elle a toléré l’élection d’un gouvernement islamiste modéré (« démocrate - musulman » selon le chef du parti, par analogie aux partis « démocrates - chrétiens » en Europe, soit une droite conservatrice modérée). Le gouvernement turc du premier ministre Erdogan respecte dans l’ensemble le principe sacro-saint de la laïcité, principe érigé en fondement de la République turque fondée par Mustafa Kemal Atatürk en 1923. Atatürk voulait faire de la Turquie un État laïc, mais aussi pro-occidental ; son Code civil était inspiré de celui de la Suisse ; la France et l’Allemagne lui ont également servi de modèles. L’un des principes de cette nouvelle République était l’égalité hommes - femmes (interdiction pour les femmes de porter le voile islamique dans la fonction publique, les écoles et le Parlement). Le gouvernement Erdogan maintient le cap sur ces questions. D’autre part, ce que les autorités turques s’obstinent à appeler « la région sud-est de la Turquie » (le Kurdistan turc) a obtenu, au moins sur papier, une certaine autonomie culturelle et administrative (la langue kurde était interdite dans les médias et à l’école, alors que les Kurdes sont majoritaires dans cette région et représentent entre 20 et 25 % de la population totale du pays). En somme, si beaucoup de progrès restent à faire, il y a eu des avancées dans le sens des critères de démocratie exigés par les Européens pour tout nouvel État membre.

Critères économiques

Une seconde série de critères d’admission à l’Union européenne relève de l’économie. Pendant très longtemps, la Turquie avait un taux de chômage élevé, une monnaie insignifiante (en 2003, la livre turque était cotée à 1,5 million de livres pour un dollar US) et un taux d’inflation annuel de 70 %. Depuis trois ans, la situation s’est inversée : en 2004, l’économie turque a connu un taux d’accroissement de 10 % (plus élevé que celui de la Chine), l’inflation a chuté pour se situer à 8 %, et une nouvelle monnaie a été introduite en janvier 2005, avec six zéros de moins ! L’industrie textile turque commence à concurrencer sérieusement les produits chinois sur le marché européen. Le tourisme est également une source très importante de devises. Enfin, beaucoup d’entreprises européennes se sont installées en Turquie pour bénéficier de coûts de main-d’�uvre trois fois moins élevés qu’en Europe de l’Ouest ; par exemple, Renault a construit une usine de 4500 employés à Bursa, ville située entre Istanbul et Izmir ; cette usine dessert les marchés du Moyen-Orient, des Balkans et de l’ex-URSS. Mais la Turquie est un pays de contrastes ; beaucoup de provinces rurales y sont encore sous-développées, et l’agriculture turque devra subir un processus de modernisation considérable pour pouvoir soutenir la concurrence des agriculteurs européens. Peu importe le nombre d’années avant une éventuelle adhésion, le pays devra consentir de nombreux sacrifices afin de pouvoir arriver à un niveau de développement économique acceptable selon les critères de l’Union. Bien sûr, la Bulgarie, la Roumanie et d’autres membres potentiels auront le même problème. Les exigences seront encore plus grandes si la Turquie veut un jour remplacer sa monnaie nationale par l’Euro.

Contre l’adhésion de la Turquie

Il me faut maintenant présenter les arguments évoqués par les adversaires de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il y a d’abord le problème des Kurdes ; le peuple kurde est une nation sans territoire, répartie entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Seuls les Kurdes irakiens ont depuis 1991 une certaine autonomie. La nouvelle Constitution irakienne leur en donnera sans doute davantage. Le gouvernement turc refuse d’envisager un pareil statut pour sa minorité kurde. On a vu plus haut que la perspective d’une adhésion à l’Union européenne avait motivé le gouvernement d’Ankara à accorder certains droits aux Kurdes de Turquie. Il reste à voir si ces mesures législatives vont se traduire dans les faits par une réelle autonomie.

En deuxième lieu, il y a la question de Chypre. Depuis 1974, le nord de cette île est occupé militairement par la Turquie ; cette dernière en a expulsé les Chypriotes grecs pour les remplacer par des colons importés de Turquie. La « République turque de Chypre du Nord » n’a été reconnue par aucun autre État que la Turquie, mais plus de 30 ans ont passé depuis cette annexion et rien n’a changé. La partie restée grecque de Chypre a adhéré à l’Union européenne en mai 2004, sans que soit réglée la question de l’occupation turque du nord de l’île. Il faudra qu’une solution de type fédéral soit trouvée avant que la Turquie puisse prétendre siéger aux côtés de Chypre dans les instances de l’Union.

Enfin, depuis 90 ans, le gouvernement turc persiste à nier le génocide subi par les Arméniens de l’Empire ottoman en 1915, ainsi que la destruction des quartiers arménien et grec de Smyrne (Izmir) en 1922. Ces massacres avaient été ordonnés par le gouvernement turc d’alors. Bon nombre de parlements nationaux (dont ceux du Canada et de la France) ont reconnu et condamné le génocide arménien. Même si cela n’effacera pas le crime et la spoliation dont les Arméniens ont été victimes, une telle reconnaissance ferait véritablement de la Turquie un État de droit et un partenaire honorable de la communauté internationale.

Il faudra voir si les autorités d’Ankara auront assez de vision pour admettre les erreurs du passé et regarder vers l’avenir avec sérénité. Leur adhésion à l’Union européenne (dont les citoyens sont peu favorables à cette adhésion, dans l’ensemble) ne peut être envisagée autrement. L’échec de la candidature turque causerait des remous dans le monde musulman, mais cela n’entraverait pas la marche vers une consolidation de l’identité européenne.

Jean CERMAKIAN, professeur associé, Section de géographie,
Département des sciences humaines, UQTR.

24 octobre 2005

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