La question de l’appartenance de la Turquie à l’Europe (appartenance au continent européen, mais au-delà vocation reconnue ou non à adhérer à l’Union Européenne) est à la racine d’une polémique déclenchée par Valéry Giscard d’Estaing autour d’une interview le 7 novembre 2002, reprise par nombre de média écrits et électroniques le 9 novembre (le Monde, l’Express, le Figaro, Libération...), sur une Turquie n’ayant pas vocation à entrer dans l’Europe alors que son territoire est situé en majorité sur le continent asiatique, avec 95 % d’une population « asiatique » pour un pays de 814 578 km2 de superficie corrigée, soient 783 577 km2 de superficie légale, dont 759 752 km2 [96,9 %] en Asie ( Anadolu ) et 23 825 km2 [3,1 %] en Europe ( Avrupa, Rumeli, Doğu Trakya ). La différence est due à la prise en compte ou non de la mer de Marmara, mer intérieure séparant les deux « continents ». Le passage le plus cité de l’interview est alors : « Sa capitale n’est pas en Europe, elle a 95 % de sa population hors d’Europe, ce n’est pas un pays européen ».
La taille même du pays semble poser problème : en cas d’adhésion, la Turquie serait le plus vaste pays de « l’Europe des 25 » ou des hypothétiques « 30 » et l’un des plus peuplés, sinon le plus peuplé. L’actuelle population, aujourd’hui estimée à 70,2 M. hab. selon les projections démographiques, atteindrait 74,5 M. hab. en 2010. Ces estimations sont revues à la baisse par rapport aux calculs précédents.
Au-delà de la géographie
Si l’on évoque l’Europe de Strasbourg, celle des « 45 » du Conseil de l’Europe, la Turquie se situe en seconde position en termes de superficie, loin derrière la Russie (17 075 400 km2, 145 M. hab.), mais devant l’Ukraine (603 700 km2, 50,3 M. hab.) et la France (549 192 km2, 62 M. hab.). L’Allemagne réunifiée, avec 356 910 km2 et 82,15 M. hab. est bien plus petite, mais plus peuplée... pour l’instant. Elle passerait donc en première position du classement démographique des « 27-28 » (les actuels 25 + Bulgarie et Roumanie) entre 2020 et 2030.
Cette importante population est évidemment source de questionnement : plus de 70 millions en 2005, contre un peu plus de 13 millions en 1927. C’est de fait un taux de croissance démographique digne de tous les pays musulmans de la rive sud du bassin méditerranéen (du Maroc à l’Egypte) ou des pays de l’Asie centrale turcophone, comme de l’Iran, de l’Indonésie, du Mexique ou du Brésil. Ou pour le dire plus crûment, de tous les pays du « Tiers Monde » rebaptisés « du Sud ». Ce constat implique trois grandes peurs :
une croissance démographique non maîtrisée, mais peu de commentateurs, hormis les « pro-adhésion » remarquent que dans tous les pays méditerranéens de la rive sud la transition démographique est en cours, déjà très avancée, signifiant une croissance ralentie et des taux de fécondité / natalité en régression rapide, presque analogues, à quelques dixièmes près, à ceux que l’on observe en immigration. Ceci signifie usage de la contraception et volonté de planning familial ou, plus généralement, alignement des comportements des ménages sur les normes occidentales.
le « déversement » de millions de Turcs affamés sur une Europe riche et repue, mais touchée par un fort vieillissement, par un chômage structurel, face à des processus de marginalisation, exclusion, précarisation, de nombreuses catégories de la population (nouveaux pauvres, quart monde, SDF, Rmi’stes, etc., .) par le biais de la migration internationale, du regroupement familial, et pour finir de la libre circulation des travailleurs ; ici le mot horde revient parfois dans les écrits des opposants à l’adhésion, image du Moyen-Âge, du nomadisme turco-mongol, de la barbarie, de l’Altérité... Voilà qui tombe bien, les langues européennes ont justement emprunté ce terme aux langues altaïques (ordu / orda / ordo), où il signifie armée en campagne, camp - capitale du khan nomade, le mot en turc moderne signifiant armée. Voilà aussi l’image des Grandes Invasions ressuscitée, sur fond d’inquiétude européenne diffuse (renvoi aux migrations clandestines, irrégulières, réfugiés, sans-papiers...), d’autant que la turcité d’ Attila est souvent revendiquée par l’historiographie turque (ou hongroise !) nationaliste, sans preuve formelle ou attestée.
La représentativité démocratique fondée sur un critère de masse de la population, où effectivement, si on s’en tient aux règles actuelles, la Turquie aurait droit à plus de députés européens que la France ou l’Allemagne, l’Italie ou la Grande-Bretagne.
La géographie-prétexte
Nombre de réactions de géographes sur la « géographie prétexte »
Géographes universitaires, Pascal Clerc (le Monde du 18.2.2002), Eric Glon et Patrick Picouet (le Monde 31.12.2004) ont réagi assez vivement en critiquant les prises de position de MM. Giscard d’Estaing, Gaudin, Bourlanges, Madelin, de Villiers... voire Michel Barnier (qui a depuis modéré sa position, devenu ministre des Affaires Etrangères), estimant que la géographie, instrument de pouvoir, est trop souvent convoquée pour des motifs inavouables.
Eric Glon et Patrick Picouet concluent ainsi : « Quant à l’usage de la géographie par nos responsables politiques, il s’apparente à une vision passéiste de la discipline héritée du 19e siècle. Elle n’est plus aujourd’hui une caution aux cadres et limites plus ou moins arbitrairement fixés ».
Autre avis d’un autre géographe universitaire : Michel Grésillon (Libération 16.11.2002) réfute l’argument géographique, tout comme certains politologues comme Jean-François Bayart, très actif dans la promotion de l’adhésion turque. L’argument géographique est d’ailleurs si faible que nombre d’intellectuels ouvertement d’extrême droite insistent bien sur le fait que là n’est pas la question primordiale, quitte à abondamment citer et commenter le mythe grec de la princesse phénicienne Europe.
La polémique, véritablement amorcée par VGE en 2002, reprend autour du 17 décembre 2004, à grand renfort de déclarations télévisées et de débats entre partisans de l’entrée et partisans du rejet de la Turquie, mais avec l’idée souvent caressée d’un « partenariat privilégié ». Ce 17 décembre est la date de la réunion de l’UE, où parmi les points principaux figure la question de l’ouverture (ou non) de négociations avec la Turquie. De très nombreuses émissions radiophoniques et télévisées, des débats publics, des interviews, articles isolés ou numéros spéciaux de revues (sciences politiques, histoire), prises de position de nombreux élus et hommes politiques, surtout français (MM. Juppé, Toubon, Giscard d’Estaing, Sarkozy, Bayrou, Fabius, Gallo, Badinter...) s’expriment publiquement, en défaveur de l’adhésion turque. La polémique est donc alimentée par de très nombreux positionnements, de l’extrême droite -très discrète dans le débat médiatique direct- à une partie notable de la gauche socialiste...). La France n’est pas seule, puisque le débat est également vif en Belgique, au Danemark, en Allemagne - avec Angela Merkel, dirigeante de la CDU-, Autriche ou Grèce... renforcé par les réactions très vives de membres de la diaspora arménienne... Les hommes politiques favorables à l’entrée de la Turquie sont plus rares, on compte Jacques Chirac, Michel Rocard, Daniel Cohn-Bendit, Alain Lipietz... ce qui n’est pas rien, mais le poids principal reste du côté des « contre ».
Parfois violent dans l’emploi de termes définitifs, le débat est très mal vécu par les immigrés turcs de France, en particulier parmi ceux que l’on peut considérer comme les mieux intégrés, ayant opté pour la nationalité française (et qui parfois disent ouvertement le regretter), enfants d’immigrés -la « seconde génération »- comme réfugiés ou intellectuels présents depuis longtemps, pétris de culture française et pour le moins déçus (doux euphémisme) de cette large opposition française. Il étonne les Turcs dans le contexte français, alors qu’ils attendaient une opposition a priori bien plus logique de la part de citoyens grecs ou balkaniques (n’oublions pas le contexte des candidatures roumaine et bulgare, ou encore croate : le « joug turc » ou « ottoman » de l’historiographie bulgare, la turkokratia de l’historiographie grecque, s’expliquent aisément par l’histoire vécue des populations), des membres de la diaspora arménienne (mémoire du génocide de 1915), éventuellement même des dirigeants ou opinions publiques russes ou ukrainiennes (le « joug tatar » ou tatartchina). Tous ces territoires ont fait partie de l’Empire ottoman et toutes ces populations ont chèrement payé leur (assez) récente indépendance.
Dans ce contexte, quelles sont, au-delà des premières réactions des géographes, les éléments de réponse ?
En Turquie, où passe la frontière de l’Europe ?
Cette question, dans la forme proposée, n’est pas de moi, mais des organisateurs. Elle me semble quelque part un tantinet provocatrice, mais les connaissant, j’y vois plutôt de la malice et une façon de provoquer un débat qui ira probablement bien au-delà de la géographie, en tous cas de la géographie « niveau primaire » ou « sixième » (lorsque les enfants apprennent le B.A.BA du raisonnement scientifique, la classification des espèces ou des phénomènes), ou « troisième république d’avant la Grande guerre », où les dirigeants turcs de l’époque (le Comité Union et Progrès, İttihat ve Terakki) se sont malencontreusement, stupidement, fourvoyés du côté des vaincus : les Empires centraux des Hohenzollern allemands et des Habsbourg autrichiens). Cette géographie primaire ou primitive, géographie-prétexte selon l’expression de Pascal Cler, est très largement professée par beaucoup de responsables politiques, non qu’ils manquent de culture et d’intelligence, mais probablement plus parce qu’ils jouent un jeu trouble et peut-être dangereux, à la fois électoraliste et populiste.
La Turquie entre Europe et Asie
Europe et Asie peuvent renvoyer à Eurasie (Eurasia, Avrasya, Evrasija), avec une extension turque qui serait l’expression d’un monde turc parfois évoqué (Türk Dünyası ou le monde turc de l’Adriatique à la Grande Muraille, Adriatik denizinden Çin seddine kadar Türk Dünyası, en référence à des discours nationalistes turcs de logiques assez diverses, Süleyman Demirel, Namık K. Zeybek, Doğu Perinçek...). Cela traduit en turc, en russe, en azéri, en kazakh, une idée plus politique que géographique, avec un sens très particulier pour ces quatre pays dont l’originalité est de se situer à cheval sur les deux « continents », privilège qui n’est, contrairement à ce que l’on dit toujours, pas que turc. C’est ici bien différent de celui qu’aurait le terme d’Eurasia aux Etats-Unis où il renvoie à la géostratégie chère à Mackinder. Deux villes, au moins, ont placé des panneaux routiers indicatifs « Asya » - « Avrupa / Evropa /Европа » sur des carrefours : Istanbul et Oral [Ural’sk] au Kazakhstan. Il y a probablement d’autres cas dans les monts Oural (Orenburg, Orsk, Pervouralsk ? ), ou sur le cours du fleuve du même nom (peut-être l’agglomération d’Atyrau-Balykçy proche de l’embouchure dans la mer Caspienne ?).
Europe, Asie, Eurasie : confrontation ou métissage ? Où s’arrêtent Europe et Asie, où commencent Europe et Asie ? Europe, péninsule de l’Eurasie ?
Questions sans réponse évidente au-delà de quelques idéologues russes, souvent proches des idées nationalistes, à forte connotation chrétienne orthodoxe et très critiques face à l’occidentalisation, à l’européanisation en tant que civilisation porteuse de valeurs démocratiques, laïques, universelles, jugées étrangères à la tradition russe. L’Eurasie (Evrasija) serait ici la revanche de la Russie, synthèse de l’orthodoxie et de la géographie des grands espaces eurasiatiques, sous direction russe, en opposition avec la volonté historique d’ouverture à l’ouest de Pierre Le Grand. Les prophètes de l’Eurasie, historiens et géographes russes de renom et de qualité, ont souvent dû, dans les années 1920, émigrer vers l’ouest, en tant que « Russes blancs » (Vernadsky, Savitsky...) alors que la seconde génération, issue de l’Union soviétique, est très largement nationaliste (Larruelle 1999, 2002, avec les néo-eurasistes comme A. Sergey Panarin ou Aleksander Dugin, pas si loin finalement de la logique de Vladimir Jirinovsky, même si leurs positions sur l’islam sont souvent paradoxales et ambigües).
L’Eurasie turque (Avrasya) est la revanche de la Turquie, synthèse du panturquisme et de l’islam, sous direction turque, en contradiction totale avec l’ouverture vers l’Europe, mais bien plus en concurrence. En Turquie aussi, existe un discours, très peu connu en France, sur la Turquie, pierre angulaire de l’Eurasie, développé par quelques think tanks proches de l’Armée et des Services Spéciaux, proches de mouvements ultranationalistes, turquistes, panturquistes (et donc, par essence, en totale opposition avec les néo-eurasistes russes), ou d’une gauche sur le retour, que les Turcs, qui ont souvent le sens de la formule, appellent milliyetçi sol [gauche nationaliste, de Bülent Ecevit à Doğu Perinçek].
L’Eurasie kazakhe, mise en avant par le Président Nursultan Nazarbayev, est évidemment différente, bien plus synthèse de l’Occident et de l’Orient, personnifiée par une République du Kazakhstan qui doit à tout prix tenir l’équilibre entre populations russophones (et chrétiennes orthodoxes) au nord et populations kazakhophones (et musulmanes) au sud, tout en dégageant la primauté kazakhe. D’où le déménagement récent de la capitale, d’Almaty à Astana. Mais il existe aussi des courants eurasistes azéris, tatars, yakoute... ce qui n’est guère étonnant dans le contexte du post-soviétisme (Laruelle 2002).
L’Eurasie est par contre une idée quasiment absente de la pensée politique européenne, ou elle s’applique à tout autre chose, comme le métissage entre Français et Vietnamiennes, avec la naissance d’enfants dits eurasiens. Elle est sans doute plus vivante chez nombre de stratèges américains très impliqués dans le déploiement des GI’s et des Marine’s en Asie centrale, profitant des crises afghane et irakienne, à commencer par Zbiegniew Brzezinski, ancien secrétaire d’Etat américain.
Si ce détour par la Russie est proposé, c’est bien parce que ces interrogations (identitaires, politiques, culturelles...) se font jour en Turquie, en Azerbaïdjan, au Kazakhstan, au Tatarstan, dans des contextes nationaux très différents et que l’adhésion ou la non-adhésion de la Turquie à l’UE est de nature à renforcer les interrogations identitaires des uns et des autres.
Ainsi, sur quatre pays « à cheval » entre Europe et Asie, deux sont turcophones (Türkiye Cumhuriyeti, Azerbaycan Respublikasy), l’un est officiellement turcophone et russophone (Qazaqstan Respublikasy), l’un, russophone, comprend de fortes minorités turco-tatares, autochtones ou immigrées plus récentes (Fédération de Russie).
Où passe la frontière ?
D’où la question de ce soir, où passe la limite entre les deux continents ? Et si cette limite / frontière / démarcation venait à passer dans un même pays, où passe-t-elle ?, comment classer le(s) pays qui aurai(en)t la « malchance » ou la « chance » de se trouver à cheval sur les deux continents.
Au sud, la réponse semble facile : la mer Méditerranée sépare Europe et Afrique (voilà encore une dénomination au départ très localisée : l’Africa romaine correspondrait à l’actuelle Tunisie, devenue l’Ifriqiyâ des Arabes, l’actuelle Djeziret el Maghreb [îles du Couchant], dont l’île par excellence, Al Djazayïr [Algérie], puis par extension la totalité du continent africain. On notera que « notre » Méditerranée, littéralement mer au milieu des terres est pour les Turcs, la mer Blanche (Akdeniz), mer du sud, associée aux esprits favorables, réminiscence d’une cosmogonie proche de celle de la Chine et qui n’a rien à voir avec l’islam.
Au nord, c’est moins évident : l’Oural forme une frontière pas toujours très nette (comme si les Vosges ou le Jura séparaient deux continents), et vers le Kazakhstan, c’est bien pire, car ici la limite-frontière « naturelle » disparaît, puisque c’est un fleuve moyen (à échelle russe), l’Oural (Oral, Yayık, Zhayyk en kazakh), éponyme de la chaîne de montagnes, qui forme une très hypothétique limite passant au travers de deux oblys (provinces) kazakhes : Batys Qazaqtan [Kazakhstan occidental] et Atyrau (environ 150 000 km2 et 600 000 hab. chacun), ce qui permet aux Kazakhs de faire remarquer que 11 % de leur territoire est européen (c’est plus que la Turquie, avec un territoire équivalent à un « moyen » pays européen, mais très peu peuplé) [4].
Ensuite la Caspienne forme une limite maritime a priori plus pratique, mais la Russie européenne du nord-Caucase comprend d’assez nombreux « Asiatiques » : des Nogay aux Trükmen de Stavropol, en passant par les Kazakhs et les Mongols d’Astrakhan et de Kalmoukie ! Ce Caucase, qui pour une fois forme bien une impressionnante frontière naturelle, climatique, écologique, n’en forme pas une en matière linguistique ou ethnique, même si Georges Dumézil parlait de « montagne des langues », illustration parfaite de ce Xavier de Planhol décrit comme une « montagne-refuge » : les mêmes populations se retrouvent souvent sur chaque versant, mais depuis 1992, la Transcaucasie (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan ; trois républiques ex- soviétiques aujourd’hui membres du Conseil de l’Europe, trois pays « asiatiques », dont deux de cultures chrétiennes, dans l’Europe de Strasbourg) est indépendante. Le Caucase, frontière naturelle pour les étrangers, ne l’est guère pour les autochtones.
Enfin au sud-est, se profile la Turquie anatolienne [Rum, Anadolu], ancienne Asie mineure des Grecs et des Romains, ancienne Romanie des Seldjoukides, Turquie d’Asie du 19e siècle, séparée de l’Europe par le Bosphore [Karadeniz Boğazı, détroit de la mer Noire, en abrégé Boğaziçi, l’Intérieur du Détroit], la mer intérieure de Marmara, les Dardanelles [Hellespont, Çanakkale Boğazı], avec Samos, Lesbos, Chios, îles grecques de la « rive » asiatique, Chypre plus proche de la Syrie et du Liban que de la Grèce. L’Europe turque est aujourd’hui réduite à quelques 23 000 km2, mais peuplée de 5 779 715 d’habitants (Istanbul-Europe, Canakkale-Europe avec la presqu’île de Gelibolu [Gallipoli], Tekirdağ, Kırklareli, Edirne, soient deux anciennes capitales ottomanes, entre 1361 et 1923). Autrement dit, si le « sa capitale est en Asie » de VGE est exact depuis 1923, l’assertion est fausse de 1361 à 1923 ; on peut donc être européen pendant des siècles et, ô comble de l’horreur, redevenir asiatique.
Ajoutons que les habitants « asiatiques » d’Istanbul (Üsküdar, Kadıköy, Caddebostan, Suadiye, Pendik, Kartal, Erenköy...) qui travaillent en Europe, où le contraire, ce qui est peut-être statistiquement plus rare dans la mesure où les plaza, grappes de gratte-ciel sièges de groupes financiers, sont situées sur la rive ouest, passent la limite tous les jours pour aller bosser, faire des courses, dire un coucou aux copains, en bateau, en voiture, en autobus, bientôt en train, comme si le Seine délimitait deux continents ! Il est vrai que l’agglomération tentaculaire de presque 12 millions d’hab. a placé des panneaux touristiques (aux normes européennes) du type ’Welcome in Asia ’ sur la rive orientale du Bosphore, au sortir des ponts suspendus et qu’elle dispose de deux codes téléphoniques, un 212 (Avrupa) et un 216 (Anadolu).
Mythologie
Revenons donc rapidement sur cette définition tacite, communément admise, des limites orientales de l’Europe, définition enfantine, puisqu’il faut bien commencer par un bout, celle-là même qui est mise en avant par les nombreux partisans du rejet d’une Turquie asiatique. Un article du géographe Christian Grataloup dans le magazine GEO (1999) rappelle que les dénominations modernes des continents sont européennes, en partie mythiques, toujours féminines, qu’elles se sont imposées sur le temps long, en plusieurs moments de l’Histoire, les premières étant justement, historiquement, celles d’Europe et Asie. On rejoint ici la mythologie grecque : Europe, princesse, ou nymphe, phénicienne, fille d’Agénor, roi de Phénicie, est repérée par un séducteur invétéré (et pas n’importe qui, Zeus en personne !). Enlevée, séduite, elle met au monde deux fils (Minos et Rhadamanthe). Minos devient roi de Crête, tandis que Cadmos, fils d’Agénor et donc frère d’Europe, envoyé au-delà des mers Méditerranée et Egée pour retrouver sa jolie sœur, fonde son propre royaume en Béotie, autour de la cité de Thèbes. Le mythe est célèbre, abondamment commenté par la presse, surtout d’extrême droite, culture gréco-latine oblige, bien plus que celui d’Asie, obscur personnage féminin de la mythologie, pourtant cité par Hésiode, Hérodote et Plutarque. On en retiendra qu’Europe, laissée de ce côté-ci du Bosphore (Bos phoros = passage, détroit du Bœuf, Oxford in English, Ochsenfurt auf Deutsch, nom évidemment totalement inusité en turc) portait probablement un nom sémitique « Ereb ». La racine « ’R’B » donne en arabe : garip, ghara’ib, gureba, gorba, garb, garbî, maghrib... (étrange, étranger, exil / nostalgie, ouest, occidental, couchant...). Une fille de Cadmos, Helles, donc nièce d’Europe, se noie dans l’Hellespont (ou Dardanelles), autre toponyme totalement inusité en turc (Hamilton 1997). Mais lorsque Zeus transformé en taureau passe le Bosphore, s’agit-il alors du Bosphore de Byzance, de celui de la Chersonèse tauride (Kerç entre Crimée et Caucase), du détroit bien plus large situé entre péninsule de Marmaris, îles de Rhodes, Karpathos et Crête du détroit [Kritikos Pelagos]) ?
Pour les Grecs antiques, qui d’ailleurs essaiment très loin à l’est, indépendamment même d’Alexandre de Macédoine qui ira jusqu’à l’Indus, l’Asie est tout ce qui se situe au-delà des mers orientales (Méditerranée, Egee, Pont Euxin), mais l’immense péninsule qui leur fait face, l’Anatolia, lever du jour, est dite aussi Micra Asia, en latin Asia Minor ou petite Asie. Les colonies antiques s’installent jusqu’aux confins de la Colchide (actuelle Géorgie), très loin des côtes égéennes, et le long de la Méditerranée. Le centre du monde grec est la mer Egée. Ce peuplement grec, renforcé par les Romains, devenu chrétien orthodoxe (mais il n’est ni le seul, ni le premier : les églises araméennes, syriaques, arméniennes, sont plus anciennes) s’installera en Anatolie centrale (Cappadoce, Caramanie) et y restera jusqu’à 1923, date de la convention de Lausanne relative à l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie. Les cités d’Ephèse [Ayasoluk, Selçuk], Smyrne [İzmir], Nicée [İznik], Phocée [Foça], Trébizonde [Trabzon], Césarée [Kayseri]... ont une importance capitale dans l’histoire du christianisme, voire dans l’histoire européenne ancienne (Massilia, colonie de Phocée). Byzance, colonie grecque, devenue Constantinople, est perdue en 1453 (après Sofia, mais avant Trébizonde [Trabzon] 1461 !), mais reste à ce jour siège du patriarcat œcuménique.
Face aux Grecs puis aux Romains, des « Barbares », pour certains dangereux concurrents (Mèdes, Perses, Parthes), pour d’autres partenaires commerciaux plus pacifiques (Hittites, Arméniens), alliés, parfois assez remuants ou imprévisibles (Mithridate, roi du Pont et de Bythinie), peuplades aux mœurs parfois étranges (les Amazones, les « Asianiques », peuples aujourd’hui encore mal cernés comme les Cariens et les Lyciens qui semblent cousins linguistiques des Etrusques), montagnards insaisissables, comme les Cardouques (ancêtres probables des Kurdes) ou les Caucasiens, décrits par l’Anabase de Xénophon. Leur réputation a parfois passé les siècles : Kurdes, Tchétchènes, Avars, Daghestanais, Ossètes sont leurs descendants, avec une solide réputation de guerilleros intraitables. Le personnage du djiguite, cavalier montagnard bardé de cartouchières et de poignards, éternellement rebelle, est un thème de la littérature russe (Tolstoï, Pouchkine). Donc, si « frontière européenne » il y a, délimitation entre parties du monde, cela n’a guère d’importance quant à la langue, la culture, les relations entre Grecs métropolitains et colonies doriennes, achéennes, éoliennes, ioniennes. La frontière réelle (culturelle, linguistique, religieuse...) se situe plus à l’est, sur les pentes du Caucase ou la vallée de l’Euphrate, dans les approches du monde iranien (Mèdes, Perses, Parthes), elle est instable par définition, mais des constantes, justement liées à la géographie physique, amènent parfois des coïncidences : la frontière turco-iranienne, fixée vers 1631, d’abord entre Turcs sunnites et Turcs chiites (de même langue et origine ethnique, d’idéologies opposées), est l’une des plus stables qui soient, c’est à peu de choses près la limite entre Romains et Parthes sassanides, entre Byzantins et Arabes ou Persans musulmans.
Le second moment de la définition des limites entre Europe et Asie est postérieur de presque deux millénaires ; c’est le tzar Pierre le Grand qui charge le géographe Tatychtev de fixer une limite entre Europe -la civilisation incarnée par la nouvelle Russie se réclamant de la culture occidentale, de l’ère des lumières, mais aussi du christianisme- et Asie, terre tatare, musulmane, voire païenne et chamaniste. La Russie revient de loin : Moscou a vécu de 1238 à 1480 sous le « joug tatar », payant un tribut aux khans gengiskhanides de la Horde d’Or, Mongols turquisés et islamisés (les actuels Tatars).
Tatychtev a une idée géniale - se rappeler de la formule du Général de Gaulle : l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural- en fixant la limite sur la crête de l’Oural, chaîne de montagnes assez modeste (1898 m. alt. à Narodnaya), cassée par des seuils peu élevés (de 500 à 700 m.) et qui disparaît, aux confins de la Caspienne, sous la steppe kazakhe. Le corollaire méridional sera la ligne de crête du Caucase : le nord est « européen », le versant sud« asiatique » (ce qui forcera les républiques transcaucasiennes soviétiques à demander leur rattachement à l’Europe soviétique). En réalité, les frontières du continent sont ici extrêmement mobiles : elles sont vite repoussées vers l’est avec l’expansion russe qui ne s’arrêtera plus qu’à Vladivostok, face au Japon, à la Mandchourie chinoise, sur la frontière mongole !
Ethnogenése turque
Et les Turcs dans cette affaire ? Leurs ancêtres sont indéniablement asiatiques, leur nom apparaît dans l’historiographie chinoise en 546, puis sur des stèles dressées sur les rives de l’Orkhon, rivière de l’actuelle Mongolie centrale, affluent de la Selenga, elle-même cours supérieur du fleuve frontalier sino-russe Amour, vers 640. Leur langue agglutinante est grammaticalement proche du mongol, du mandchou, mais c’est aussi le cas du japonais, du coréen, du finnois, du hongrois... comme du basque, du nahuatl ou de l’inuit ! Elle empruntera beaucoup au persan, langue indo-européenne de culture, et à l’arabe, langue du Coran, avant d’emprunter au français et aujourd’hui, comme tout le monde, à l’anglo-américain. Nomades pastoraux, cavaliers rapides en endurants, ils apparaissent en Anatolie orientale byzantine en 1071 (bien plus tôt, dans la steppe ukrainienne, où ils sont même alliés de Constantinople contre les Sassanides) et c’est alors que la turquisation de l’actuelle Turquie commence. Elle va durer plus de neuf siècles et n’est d’ailleurs pas complète. L’ethnogenèse turque occidentale est complexe, agrégeant nomades centrasiatiques d’origines diverses, principalement turcs, populations autochtones encore plus diverses (Kurdes, Arméniens, Arabes, Grecs, eux-mêmes agrégats de populations autochtones variées, Caucasiens) auxquelles s’ajouteront avec le temps d’autres Turcs, des Slaves, Roumains, Hongrois, Juifs sépharades, Caucasiens, Arabes, Tziganes, Soudanais...), ce qui permet de parler d’une Turquie des 47 minorités dans un pays pourtant volontairement homogénéisé (Andrews 1989).
Ces Turcs, Seldjoukides d’Iran et de Rome d’abord, puisque c’est ainsi qu’ils nomment leur nouveau pays, le Sultanat de Rum, Ottomans anatoliens ensuite, ne sont pas les seuls à défrayer la chronique, même si ce sont eux qui déclenchent les Croisades, eux qui prendront Constantinople, eux qui avanceront jusqu’à Vienne. Les Huns d’Attila, les Avars ennemis de Charlemagne, les Bulgares des Balkans (actuelle Bulgarie) ou de la Volga (actuel Tatarstan), les Ouzes et autres Turkoi, les Petchénègues, les Kyptchaks ou Coumans ou Polovtses de Russie, de Hongrie et des Carpates, les Mongols, sont eux aussi des nomades altaïques, pas toujours bien cernés par l’histoire ou l’archéologie, voire la linguistique. Ils ne sont pas seuls ; les Magyars déferlent eux aussi sur l’Europe au 9e siècle, partageant une même culture nomade et rappelant la terreur déclenchée par les hordes (stricto sensu) d’Attila, et bien avant eux, iranophones scythes, sarmates et alains (Chaliand 1998). Mais les Magyars sont ouraliens et non altaïques, même structure linguistique, mais langues différentes, bien qu’avec des influences linguistiques réciproques à deux époques différentes, entre Don, Dniepr et Volga (l’Etelköz au Moyen-Âge), puis dans l’Alföld (sous occupation ottomane). Surtout, ils adoptent le christianisme en se sédentarisant, comme les Bulgares occidentaux en cours de slavisation. Il n’empêche que les savants hongrois des 19e-20e siècles, historiens, linguistes, musicologues, sont les inventeurs de la turcologie (Vambery, Csoma de Körös, Fekete, Nemeth, Ligeti, Rasonyi, Sinor, Hazai, Bartok...).
Les premiers nomades altaïques et ouraliens que rencontrent les Occidentaux sont chamanistes (Huns, Avars), les seconds deviennent chrétiens (Bulgares, Petchénègues, Coumans, Magyars), les derniers s’islamisent (Turcs, Mongols de la Horde d’Or) ou adoptent le bouddhisme tibétain de rite tantrique (Mongols, Kalmouks). On cite même un groupe, celui des Khazars, qui adopte le judaïsme, amenant beaucoup d’interrogations chez les historiens, une production littéraire non négligeable, comme un récent roman de Marek Halter, et les inévitables digressions sur les tribus perdues d’Israël. L’expansion turque vers le Moyen-Orient, l’Anatolie, les Balkans, la Russie... est ainsi faite de piétinements suivis d’accélérations foudroyantes.
Venus de l’Iran oriental, les Seldjoukides approchent l’Europe, mais affaiblis par les Croisades et les sursauts byzantins, ils sont vaincus et vassalisés par les Mongols. Les Ottomans abordent l’Europe vers 1340-1360 mis en orbite, par accident, par ces mêmes Mongols qui ont détruit la puissance seldjoukide (comme Moscou tirant parti de l’occupation mongole face à Kiev ou Novgorod). La capitale ottomane déménage de Bursa à Edirne (vers 1360), d’Edirne à Istanbul (1453) et les armées ottomanes progressent alors jusqu’à Vienne ; elles l’assiégeront par deux fois, sans succès (1529, 1683). La frontière austro-ottomane à l’apogée de l’Empire ottoman se situe donc aux confins de la Hongrie et de l’Autriche, de la Slovaquie, de la Croatie. L’occupation ottomane de la Grèce ou de la Serbie ou Bulgarie dure donc de cinq à six siècles, celle de la Hongrie environ 150 ans. Alliés aux Tatars de Crimée, descendants de la Horde d’Or, les Ottomans contrôlent la mer Noire en totalité pendant deux à trois siècles.
L’Europe orientale garde le souvenir de ces frontières plus ou moins instables ; on peut citer la Krajina croate peuplée de Serbes orthodoxes (cf. l’allemand Militärgrenze, le hongrois örszeg, même sens, mais face aux peuples germaniques), ou l’Ukraine née d’un phénomène original, l’apparition des Cosaques, dont l’ethnonyme renvoie à kazakh et l’organisation militaire à une terminologie souvent turco-tatare. Plus que de frontières, il s’agit de marches, de limes, glacis ou confins où les Musulmans pratiquent le pençlik / pençyek / devşirme (littéralement cinquième ou conversion) consistant à rafler des garçons chrétiens pour les élever dans la foi musulmane, où le trafic d’esclaves, hommes et femmes, est actif. Les janissaires ottomans (yeniçeri = nouvelle troupe), les mamelouks (mamluk / memlük = esclave) égyptiens, recrutés ainsi, devenus soldats d’élite, officiers supérieurs, cadres administratifs, islamisés, turquisés, auront des descendants qui forment en grande partie les élites actuelles occidentalisées en Turquie, comme, sans doute à moindre degré, en Algérie, Tunisie, Egypte, Syrie, Jordanie, Irak. En Europe centrale et orientale, krajina et ukrajina signifient frontière ; dans les deux cas, il s’agit d’un phénomène proche de ce que l’Espagne appelle la Reconquista.
L’apogée vers 1566-1590 fait de l’Empire une puissance comparable à celle de Rome, dont se réclament d’ailleurs des Sultans dont la titulature pléthorique comprend les titres de basileus et César de Rome (Kaysar-i Rum) aux côtés du turco-mongol khan, de l’arabe sultan et du persan padişah. Le titre de calife, tardif, récupéré dans des conditions assez obscures, sera mis en exergue au moment du déclin de l’Empire, pour essayer de rallier les Musulmans du monde à la Jihad, avec un succès minime (Veinstein 1989). Le déclin sera très long, durant de 1699 à 1923. D’une part, les occidentaux chrétiens reprendront le dessus (à l’ouest, Autrichiens, au nord Russes, sur les mers Anglais ou Français, Espagnols parfois, souvent sous forme de coalitions), d’autre part, les idées nationalistes déliteront l’Empire pan par pan, de la Grèce, indépendante dès 1830, au Moyen-Orient arabe, mis sous mandat britannique ou français (1919). La Turquie ottomane, « homme malade de l’Europe », aura des sursauts brutaux, relancera des contre-offensives inattendues, commettra des massacres et des atrocités à grande échelle qui choqueront les contemporains, qui en commettront tout autant sur les routes des Balkans ou du Caucase. A l’émoi de Victor Hugo, à l’engagement de Lord Byron, aux mémoires grecque, serbe, bulgare, arménienne, assyro-chaldéenne, kurde, répondent les mémoires turque, bosniaque, albanaise, tcherkesse, tchétchène, daghestanaise, tatare, nogay, kazakhe du Xinjiang, kirghize du Pamir, histoires familiales de massacres collectifs, d’exodes, de famines, d’épidémies... parfois là aussi à la limite du génocide (entre 900 000 et 1 200 000 victimes kazakhes de la collectivisation stalinienne).
Le choc des amnésies nationalistes
Les traumatismes sont violents, les haines ancrées : les événements récents de Bosnie, du Kosovo, du Kurdistan, du Karabagh, de Tchétchénie ont eu lieu, ont lieu, sur des frontières disputées pendant des décennies, parfois des siècles, entre des périodes de calme et d’échanges. Cette histoire-là, parfaitement dissymétrique aux dires de l’historienne anglaise Renée Hirschon, spécialiste de l’échange gréco-turc de la convention de Lausane (1923) est totalement inconnue en dehors des spécialistes de l’histoire ottomane (Hirschon 2004). Au négationisme turc sur le génocide arménien répond un désintérêt occidental, un dédain total, une autre forme de négationnisme, sur le « nettoyage ethnique » subi par les Musulmans balkaniques, caucasiens, criméens, centrasiatiques, tous présents et actifs dans l’ethnogenèse turque moderne.
Nationalisme turc, turquisme, panturquisme, sont nés sur les rives de la Volga, dit l’historien François Georgeon (1980). Il a pris racine en Anatolie et sur les rives du Bosphore bien plus tard et c’est la population arménienne, pourtant souvent qualifiée de nation fidèle (Millet-i sadika) qui paiera le plus lourd tribut, prise entre instrumentalisation russe, puis soviétique, et manipulation américaine, calculs hasardeux de certains de ses responsables communautaires, incohérences occidentales, brigandage kurde attisé par des nationalistes turcs (le comité Union et Progrès [Ittihad ve Terakki] de triste mémoire, avec les trois paşa responsables de l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne : Enver mort en combattant les Soviétiques au Turkestan, Talat et Cemal assassinés à Berlin et Tbilissi par des militants arméniens) et des officiers caucasiens de la police politique (Osmanlı Mahsus-i Teşkilât) et de l’armée, bien décidés à se venger et à éliminer le danger d’un nationalisme nouveau sur un terrain ethno-linguistique complètement imbriqué (Turc / Arménien / Kurde).
Que dire de la frontière politique actuelle, sinon qu’elle ne date que de 1923 et du traité de Lausanne, qu’elle épouse d’assez près ce que l’Assemblée nationale turque d’alors a défini comme le pacte National (Misak-i Millî), en réaction au traité de Sèvres qui démantelait le territoire turc : le sandjak d’Alexandrette a été récupéré en 1939 face à une France préoccupée par l’Allemagne nazie, le vilâyet de Mossoul est resté à l’Irak, mais des traités internationaux permettent à la Turquie un droit de regard dans les affaires du Nakhitchevan azéri (traité de Kars) comme de Chypre (traité de Londres), ce qui a permis l’intervention militaire turque de 1974, Ankara estimant que le coup d’état grec et le régime des colonels d’Athènes faisaient peser un réel danger sur la population chypriote turque (renversement du Président Makarios). L’indépendance et ces frontières ont été reconquises de haute lutte face à des armées d’occupation grecques, françaises, britanniques, italiennes, anglaises, à des miliciens arméniens et kurdes, accompagnées d’échanges bilatéraux, comme la convention de Lausanne, venus officialiser des pratiques de ce que l’on appellerait aujourd’hui, selon la terminologie nationaliste serbe, du nettoyage ethnique, où plus crûment, de la purification ethnique, variante de l’entreprise génocidaire, pour le moins crime contre l’humanité.
En d’autres termes, si l’on admet par convention, et ce n’est rien d’autre qu’une convention, que la limite géographique entre Europe et Asie passe par le Bosphore et les Dardanelles, en oubliant que Lemnos, Lesbos-Mytilène, Samos, Chios, Rhodes, Kastellorizo [Meis Adası] et Chypre seraient plutôt asiatiques (comme l’Arménie ou la Géorgie), la Turquie n’est asiatique à 97 % que depuis 1923. Une part très importante de sa population est d’origine européenne puisque plus de 7 millions de réfugiés, déplacés et rapatriés, des Balkans, de Crimée, des îles de Méditerranée orientale, du nord-Caucase, ont été accueillis par les autorités ottomanes puis républicaines, entre 1699 (perte de la Hongrie), 1771 (prise de la Crimée par la Russie) et 1989 (exode des Turco-musulmans de Bulgarie). Poussières d’empires, les Turco-musulmans et les Tatars, généralement musulmans, des Balkans, de Chypre, de Roumanie, de Lituanie, de Pologne, de Finlande, d’Ukraine, de Moldavie... sont environ 1,5 millions, les Turcs de Thrace orientale plus de 5 millions, les turcophones de Russie environ 10 millions.
Last but not least, l’apparition récente de la migration internationale originaire de Turquie en Europe qui met en contact populations turques et Européens de l’ouest, élément totalement nouveau, dans la situation comme dans le processus, pour la première fois non militaire (3,6 M., en comptant les récentes naturalisations bien plus nombreuses que ce que l’on dit : Allemagne par exemple avec 2 M. d’immigrés et 0,7 M. de citoyens allemands d’origine turque).
La géographie primaire : un jeu dangereux
Pour terminer cette intervention, où passe donc la frontière de l’Europe en Turquie ? Si l’on s’en tient à la géographie-prétexte, la réponse est évidente, quelque part au milieu du Bosphore et des Dardanelles, en plein milieu de l’agglomération d’Istanbul, mais la question apparaît superflue. On a bien affaire ici à un alibi pratique, infantilisant les électeurs, jouant sur des peurs ancestrales (ce qui est un peu léger pour des Français) et plus encore sur la fibre populiste et xénophobe, avec une parfaite mauvaise foi, surtout lorsque l’on prétend par ailleurs défendre la cause kurde, celle des Alévis, des femmes, la mémoire des Arméniens, le patrimoine des Chrétiens orientaux.
On cultive ainsi, en niant tous les efforts d’une partie notable de l’opinion publique turque et des agents économiques, par contrecoup, le nationalisme turc le plus extrémiste, celui qui nie la réalité kurde ou arménienne, prétend que tous les Turcs sont arrivés d’Asie centrale, que les Turcs relèvent d’une race supérieure, née pour créer des empires et dominer le monde, qu’Allah a créé l’islam pour les Turcs et par les Turcs (les Arabes étant évidemment bien inférieurs puisque non turcs : la synthèse turco-islamique, la Culture nationale [Millî Kültür] mises en œuvre par les militaires turcs sous l’influence croisée d’intellectuels ultra-conservateurs et d’agents américains de même idéologie, idéologies peu connues en dehors de Turquie, existent bien et ont occasionné des ravages dans le paysage intellectuel turc), on met à mal le lent processus d’intégration européenne à l’œuvre en jurant sur l’universalité française. On renvoie la balle aux intérêts américains en méprisant totalement une opinion publique turque qui cherche à se dégager de l’emprise américaine et qui l’a montré face à George Bush avec bien plus d’efficacité que les opinions britannique ou espagnole, alors même que l’on prétend être indépendant et construire une Europe puissante, capable de jouer dans la « cour des grands » !
Si l’on s’en tient à la géographie-science sociale et science humaine, c’est une toute autre histoire. On peut alors parler de développement économique, d’aménagement du territoire, d’intégration très avancée dans l’Union Douanière (1.01.1996), de problèmes politiques, juridiques, techniques, réels, de mise à niveau, de droit des minorités, d’émancipation des femmes, d’une démocratie encore très imparfaite cherchant justement à progresser et d’intérêts croisés, réciproques entre Turcs et Européens, d’intérêt stratégique (OTAN, UEO), de sécurité intérieure et internationale, de politique migratoire européenne en gestation (SIS Schengen, EuroDac, EuroJust, Europol).
On peut alors tracer des limites (non des frontières) plus objectives, dessiner des cartes de potentiel de développement socioéconomique, des cartes électorales ou d’état de l’opinion, estimer, mesurer, des niveaux de développement social, économique... à l’instar des géographes allemands (Wolf-Dieter Hüterroth, Reinhard Stewig, Willi Eggeling, Ernst Struck, Helmuth Töpfer, Völker Höhfeld, pour n’en citer que quelques uns : voir l’excellente présentation de la géographie turque par Marcel Bazin dans la Géographie Universelle, et amorcer un vrai débat pour une vraie négociation entre partenaires, ce qui, comme toute négociation, n’implique pas de solution automatique, mais peut amener à un respect mutuel.
Des alternatives au projet européen ?
Quelles pourraient être les alternatives turques face à un rejet européen ?
Une alliance avec les pays arabes ou l’Iran ? L’Iran, un jour peut-être, mais en aucun cas dans le contexte actuel ; les pays arabes probablement pas : l’islam turc et l’islam arabe sont si différents (pour des raisons historiques, anthropologiques), les choix de société si divergents (au moins à moyen terme) que le rapprochement est hasardeux. Chaque tentative turque s’est soldée par un échec cuisant, même lorsque le gouvernement turc comprenait des islamistes (coalition Ecevit / Erbakan) ou lorsque le parti islamiste a remporté les élections.
Avec l’Asie centrale ? Les premiers contacts ont été plutôt décevants, là aussi pour des raisons analysables, surtout parce que la Russie voit d’un très mauvais œil le retour sur son flanc sud d’un concurrent de plus de neuf siècles et que les nouveaux Etats indépendants sont par définition très jaloux de leurs prérogatives nouvelles, mais des liens économiques, culturels, intellectuels, se tissent, lentement mais sûrement. Le débat tronqué sur l’adhésion turque, outre son caractère de révélateur, d’analyseur des faiblesses européennes, françaises en tête, renvoie très directement à un futur débat sur l’Ukraine ou la Russie, débat accéléré par la récente victoire électorale de Viktor Youtchenko.
En tant que chercheur, je n’ai pas de position tranchée à donner sur l’adhésion ou la non adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, sinon pour faire remarquer qu’il est difficile d’aller plus loin dans le processus d’intégration (sauf libre circulation des travailleurs). En tant que chercheur travaillant sur la Turquie abordée au prisme de son émigration, je sais qu’il y a beaucoup à faire pour améliorer les conditions de vie de larges catégories de la population et éliminer les causes d’une émigration de travail (sinon, il n’y aurait pas d’émigration !, et j’aurais peut-être développé des recherches sur les Mexicains des USA), que les négociateurs turcs ont un savoir-faire ancien et profond, que la population, très jeune, entreprenante, a un réel et profond besoin de changement, que les rapports de force et la géostratégie ont bien changé depuis le Moyen Age gengiskhanide ou ottoman, ce que les officiers supérieurs turcs savent évidemment très bien ; ils ne nous ont pas attendus, mais ce que l’immense majorité de nos responsables politiques fait semblant de ne pas savoir. Enfin, en tant que « géographe professionnel », je suis profondément déçu et choqué par l’usage d’une discipline qui se trouve caricaturée à des fins qui n’ont plus rien de démocratiques.
Aucun pays n’a de vocation automatique ou « naturelle » à rallier tel ou tel ensemble politique ou économique. Les regroupements existants sont nés de rapports de force, souvent passant au-dessus de la volonté des citoyens -notion par ailleurs plutôt récente- Les cas de regroupements volontaires sont extrêmement rares dans l’Histoire ; les Cantons Helvétiques forment un cas d’école, des états fédéraux comme les Etats-Unis, l’Australie ou le Canada, autres cas d’école, sont les produits d’une histoire très particulière, souvent un peu forcée ou même franchement trafiquée (les USA face aux tribus indiennes ou aux Mexicains). L’Union Européenne est donc un cas spécifique, fondée sur le volontariat de chaque partenaire, sur une négociation de tous les instants et dans tous les détails. La Suisse enclavée n’appartient pas à l’UE, elle n’est pas pour autant exclue de l’Europe. Dans le cas turc, ce qui est à appréhender, c’est la volonté réelle de l’ensemble de la population, très peu consultée jusqu’à une période récente, d’intégrer les valeurs européennes, des agents économiques, de jouer sur des modes admis par tous, et à négocier, l’ensemble de l’acquis communautaire.
Au-delà de la Turquie ?
Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan sont membres du Conseil de l’Europe, mais géographiquement aussi asiatiques que la Turquie. Pour ma part, je pense que l’Arménie a vocation à entrer dans l’UE, comme la Géorgie et l’Azerbaïdjan. La Transcaucasie montrerait ainsi un visage pacifié.
Le Maroc s’est vu opposer une réponse de principe négative, puisque situé en Afrique. Ouf, on sera pas obligé de lui objecter qu’il est musulman et que les 2/3 de l’Espagne ont été un jour sous domination arabo-berbère, c-a-d. marocaine, ce qui est un crime impardonnable et imprescriptible...
Israël est une extension européenne en Asie moyen-orientale, a-t-il un jour vocation à entrer dans l’Europe, puisque l’Europe est née de la culture judéo-chrétienne. Thème de conférence à venir... Là aussi, on peut rêver d’un monde où Israël serait définitivement reconnu par ses voisins, où l’antisémitisme serait passé de mode, où Israéliens et Palestiniens, Libanais et Syriens vivraient en paix...
Le Liban est après tout terre natale de la princesse Europe et partiellement chrétien, protégé par la France depuis 1860, ce qui crée indéniablement des liens.
Moldavie, Ukraine, Russie, sont européennes de « continent » et de « cultures », même si le long voisinage turco-mongol a très certainement laissé des traces. Si la Roumanie entre dans l’UE en 2007, que faire de la pauvre Moldavie autrefois province vassale ottomane (jusqu’à 1812), puis russe (1812-1856, 1878-1919), puis roumaine (1856-1878, 1919-1940) chipée par le dénommé Josef Vissarionovitch Djougachvili, alias Staline, géorgien par son père, ossète par sa mère, russe par intérêt, et qui va se retrouver exclue de l’UE grâce à Staline, avec une frontière Schengen ? On lui proposera, peut-être, un partenariat privilégié...