Propos recueillis par Geneviève Breerette
Le plasticien Sarkis est connu, en Europe, pour ses installations mêlant les disciplines et les objets issus de différentes cultures, pour faire acte de mémoire. Il expose à Istanbul, au centre culturel d’Akbank. Il y présente, notamment, une mise en espace d’images graves de l’enfance dans l’histoire du cinéma. En plus de ses œuvres, Sarkis propose un espace de lecture, un lieu d’écoute des recherches de musiciens turcs, un atelier d’aquarelles dans l’eau pour les écoles du quartier. Sarkis Zabunyan a déjà exposé à Istanbul, où il est né en 1938, de parents arméniens. Il vit à Paris, où il est arrivé en 1964, avec sa femme, qui est turque. Ils sont aussi français.
A Paris, on vous connaît sous le nom de Sarkis, mais on ne sait pas forcément que vous êtes d’origine arménienne. Et à Istanbul ?
Je n’ai jamais caché mes origines, mon nom, mon identité arménienne. Je suis un Arménien d’Istanbul. Ça se voyait dans ma première vraie exposition à Istanbul en 1986, à la Maçka Sanat Galerisi. L’espace carrelé de la galerie fait penser à un magasin de boucher. Mon père était boucher. L’atmosphère du lieu m’a donné l’idée de faire revenir ce passé.
Comment cela ?
Dans mon installation, j’avais mis des objets qui disaient d’où je venais et où je me trouvais. Je suis né dans telle rue, j’ai passé mon enfance dans cette même rue. Je travaillais, l’été, chez mon oncle, qui était cordonnier, et j’avais une seule chose à faire : ramasser les clous tordus pour les redresser. C’était une grande économie, et une discipline.
Et, ça, vous l’avez mis dans votre exposition de 1986 ?
Je le raconte. J’ai fait venir la table de travail de mon oncle, qui est devenue un socle. D’habitude, les socles sont vides. Jusqu’à Brancusi, ils sont insupportables. Là, il y a un socle vrai, bourré de mémoire. Dessus, j’ai fait une sculpture en bandes magnétiques d’après le film Nostalghia, de Tarkovski. Dans cette installation, j’ai mis aussi le moment où je découvrais le son de la musique. Je ne dis pas la musique, je dis le son de la musique.
Peut-on parler de bilan à propos de l’exposition actuelle ?
Sans doute, parce qu’il y a des yeux qui vous attendent : « Il est parti. Il revient : qu’est-ce qu’il a à nous dire ? à montrer ? » La question ne se pose pas de la même façon quand vous allez en Allemagne, en Suisse ou en Italie. L’attente n’est pas la même. A Erevan (Arménie), en 2004, j’ai senti le même type de regard qu’à Istanbul. Que vous le vouliez ou non, ce regard vous conditionne.
En 2004, vous avez exposé en Arménie ?
C’était dans le musée d’un des artistes que j’aime le plus au monde, le cinéaste Paradjanov. Il est mort en Géorgie, seul. Après, ils lui ont donné un musée. Je rêvais d’y faire quelque chose. On parle plusieurs langues dans ses films : l’azéri, l’arménien, même le turc. Il invite ces cultures pour les faire vivre ensemble. Mon espace au CAPC de Bordeaux, en 2000, était proche, avec les tapis ouzbeks, tchétchènes, arméniens, turcs, kurdes, iraniens, irakiens, caucasiens..., mis au sol, côte à côte. C’était dire que la bagarre historique était transformée en une paix culturelle. Il n’y a pas de batailles entre les cultures, il n’y a pas de frontières.
Ce n’était pas la première fois que vous abordiez ce thème ?
Cela fait des années que je développe cette idée. On le voit dans mon atelier. Toutes les cultures sont là, à travers les objets et leur assemblage. C’est peut-être un hasard si j’ai fait ces deux expositions, à Erevan et maintenant à Istanbul, mais on peut y voir un signe positif...
Emmanuelle Béart a décliné l’invitation du Festival du film d’Istanbul après la répression de la manifestation des femmes. Qu’en pensez-vous ?
Il y a beaucoup de femmes qui combattent en Turquie pour leurs droits. Emmanuelle Béart aurait pu venir et les rencontrer. C’était une solution. Pour débloquer des situations, il faut échanger, provoquer des rencontres. C’est ce que je fais avec mes expositions. J’invite beaucoup de monde.
En montant des ateliers d’aquarelles pour les enfants ?
Par exemple. Dans le quartier, il y a des écoles turques, arméniennes et grecques dans un rayon de 100 mètres. J’ai essayé de réaliser un vieux rêve : qu’il n’y ait pas de différence de classe... que les enfants des pauvres et des riches, et de toutes les religions, puissent venir mélanger des pigments colorés et de l’eau.
Cette exposition peut-elle être perçue comme un exemple d’ouverture permettant d’approcher la question des relations entre la Turquie et l’Arménie ?
Je lance des invitations partout. Si moi, avec mon expérience, je ne fais pas ça, alors je me demande qui le fera. C’est une question d’éthique. J’espère avoir formé un instrument qui fonctionne, pas un instrument en vitrine. L’exposition reçoit mille visiteurs par jour, et toute la presse en parle, avec respect. C’est encourageant. On ne va pas continuer à laisser l’histoire se traîner. Les journaux ont commencé à écrire sur 1915.
Avant, c’était un sujet tabou. Bien sûr, on peut y lire des points de vue absolument contre la reconnaissance du génocide arménien, mais il y a des points de vue qui cherchent des solutions. Il faut que les deux communautés se rencontrent, que les idées se rencontrent, que les frontières s’ouvrent entre la Turquie et l’Arménie. Plutôt que dire : vous allez accepter le génocide sinon on ne se parle pas, il faut créer un espace de discussion et, en même temps, un espace où les sentiments vont fleurir.
Exposition Sarkis. Akbank Kültür Sanat Merkezi, Istanbul (Turquie).
Tél. : 0212-252-35-00/01. Jusqu’au 28 mai.