Ce sera la dernière décision de la Commission Prodi. Et sans doute l’une des plus importantes de son mandat. Le 5 octobre prochain, l’exécutif européen remettra un rapport crucial sur la candidature de la Turquie. Le collège, composé des trente commissaires actuels, dira si oui ou non la Turquie remplit les fameux « critères de Copenhague », autorisant l’ouverture rapide des négociations d’adhésion à l’Union européenne.
Dans ses conclusions, la Commission ne se contentera pas de dresser un bilan comptable des progrès réalisés par Ankara sur la voie de la démocratie. Elle fera une « proposition » politique très explicite, destinée aux chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Cinq, les seuls habilités à rendre le verdict final, le 17 décembre, à Bruxelles, à l’occasion du dernier sommet européen de l’année.
Priée de ne pas dévoiler son opinion avant la date fatidique, l’équipe Prodi a bien du mal à tenir sa langue. Le dernier à briser la consigne fut Frederik Bolkentsein, le commissaire néerlandais au marché intérieur. A l’occasion de la sortie d’un ouvrage sur l’Europe, le Néerlandais a confié son opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union. Au sein du collège, les adversaires d’Ankara sont connus. Il s’agit de l’Espagnole Loyola de Palacio, de l’Autrichien Franz Fischler, du Danois Poul Nielson. Plus discrets, les deux Français, Pascal Lamy et Jacques Barrot, ont des états d’âme, reflétant le malaise de la classe politique française. Jadis sceptique, la Luxembourgeoise Viviane Reding, chargée de la Culture, vient de basculer dans le camp du « oui », emmené par l’Allemand Gunter Verheugen, le commissaire à l’Elargissement.
A chaque réforme passée à Ankara, les partisans de la Turquie renforcent leur influence à Bruxelles. Seuls quelques décrets d’application restent à prendre, notamment dans le domaine pénal. Mais l’essentiel est acquis. Avec vingt-quatre « oui » contre six « non », la commission sortante penche largement en faveur de l’ouverture des négociations avec la Turquie dès le premier trimestre 2005. Seule inconnue à ce jour : l’opinion du président Romano Prodi, lequel n’aurait pas l’intention de freiner le mouvement. En règle générale, le collège ne vote pas. Il se prononce par consensus. Mais, sur un dossier aussi sensible, un recours au vote lors de la réunion du 5 octobre n’est pas exclu. Dans ce cas, il suffira d’une majorité simple pour que la Turquie obtienne un feu vert de Bruxelles, soit 16 oui », un score très facile à atteindre.
Une fois rendu l’avis de la Commission, qui ne fait plus grand mystère à Bruxelles, il restera à franchir l’obstacle final, celui du Conseil européen du 17 décembre. Seuls maîtres à bord, les vingt-cinq chefs d’Etat et de gouvernement seront appelés à se prononcer à l’unanimité. Là encore, les opinions des dirigeants européens sont largement connues. Elles ont été exprimées à l’occasion de visites récentes à Ankara ou lors de la campagne pour les élections européennes qui a contraint plusieurs partis à se positionner. Parmi les Vingt-Cinq, le plus fervent et le plus ancien défenseur de la Turquie n’est autre que le chancelier Gerhard Schröder, approuvé, d’après les sondages, par près de la moitié de ses concitoyens, malgré l’opposition des chrétiens démocrates. Vient ensuite Tony Blair, favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union, comme toute la classe politique britannique. En porte à faux avec la droite française, Jacques Chirac, partisan de longue date de la candidature turque, évite de crier ses convictions sur les toits, mais son opinion n’est pas moins forgée.
Pour une fois, l’avis des « trois grands » s’impose dans la plupart des capitales européennes, fut-ce contre une partie de l’opinion. L’Italie, l’Espagne et la Grèce sont favorables à la Turquie. Les dix nouveaux Etats membres, Pologne en tête, appuient également l’ouverture des négociations. Le soutien inconditionnel de Varsovie à Ankara est un vestige de l’histoire. « Au XIXe siècle, quand la Pologne était rayée de la carte, le sultan recevant les ambassadeurs européens à Istanbul s’était offusqué devant tout le monde de l’absence du représentant polonais », raconte un diplomate polonais. « Cette anecdote est restée gravée dans notre mémoire collective. ».
A la table des Vingt-Cinq, seul le chancelier autrichien risque de jouer les trouble-fête. Chargés de présider la réunion de décembre, les Néerlandais ne sont pas mécontents de rester en retrait. Ils ont déjà décidé d’ouvrir la discussion en donnant la parole au doyen du Conseil : Jacques Chirac.