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Editorial par François Régis Hutin

Europe : ce que disent les Turcs

mercredi 28 juillet 2004, par François Régis Hutin

Ouest France - 26/07/2004

« Les rapports entre la Turquie et l’Europe, c’est presque mille ans de fascination mutuelle et il n’y eut pas que des conflits entre nous. Les Turcs vous aiment, mais vos hommes politiques qui refusent l’entrée de la Turquie en Europe font un tort énorme à vos plus grands amis turcs. » Voilà quelques réflexions que l’on peut entendre à Istanbul.

On ressent une certaine émotion devant cette quête d’Europe que manifeste, avec une grande intensité, le voyage à Paris du Premier ministre turc, M. Erdogan.

Nombreux sont les Turcs qui ne comprennent pas nos hésitations, nos réticences à les accueillir. Ils ont le sentiment que cet islam politique, actuellement au gouvernement, a opéré plus de réformes et se montre ainsi plus moderne que n’importe quel autre gouvernement turc depuis la création de la République en 1923. « Nous assistons à une synthèse inédite entre la modernité et l’islam », écrit Cengiz Aktar. [1]

Éviter le clash entre islam et Occident

Des Français bien implantés là-bas estiment assister à un « changement étourdissant » depuis cinq ans. Des religieux catholiques disent n’avoir jamais eu de meilleures relations qu’avec le gouvernement actuel, malgré des difficultés qui demeurent et en reconnaissant les limites de la laïcité turque : forte influence de la Direction des affaires religieuses au gouvernement, religion soumise à l’État, imams payés par l’État comme les fonctionnaires...

Tout le monde se plaît à reconnaître l’ampleur des évolutions législatives et l’on admet, même si tout n’est pas abouti, qu’elles sont en train de démontrer qu’un pays musulman peut promouvoir la liberté, la démocratie et ses valeurs.

Selon certains, il y a plus encore : une sorte de maturation qui entraîne un vrai changement des mentalités. Des observateurs estiment que les Turcs se sont pris au jeu de la démocratie et qu’il apparaît à ceux-ci désormais impossible de quitter cette voie. Chacun sait jouer correctement son rôle : l’armée qui ne peut plus recourir au coup d’État, de même, les islamistes politiques qui ne veulent pas d’extrémisme. En effet, ce serait, pour les uns comme pour les autres, la fin de toute perspective d’entrée en Europe.

Que craignez-vous donc, demande-t-on aux Européens ? Et l’on précise : depuis deux siècles, nous sommes tournés vers l’Europe. Depuis des décennies, nous pratiquons une « occidentalisation volontaire » [1].

Vous ne nous opposeriez pas les limites géographiques si la Turquie était peuplée exclusivement de chrétiens. Ainsi, vous laissez percer une sorte de refus basé quelque peu sur un racisme dissimulé. L’islam est modéré ici. Nous donnons l’exemple d’un pays musulman qui coopère avec l’Occident. Notre entrée dans l’Europe serait un message pour les autres pays du Moyen-Orient, une preuve que l’Occident ne méprise pas, ne rejette pas l’islam. Cela pourrait contribuer à « éviter que la déflagration causée par les États-Unis en Irak ne dégénère en clash permanent entre islam et Occident » [1].

Vous avez peur de notre nombre ? Notre démographie est en baisse. Notre émigration en Europe pose moins de problèmes que d’autres. Le nombre de nos députés, demain, au Parlement n’a pas lieu de vous inquiéter puisque, vous le savez aussi bien que nous, les députés européens sont là pour représenter les Européens et non pas leurs propres nations.

Vous craignez les charges que notre entrée provoquerait ? L’Europe ne prévoit pas de larges subsides pour les nouveaux membres, moins en tout cas que pour l’Espagne et le Portugal lorsqu’ils sont entrés. De plus, l’Europe des Vingt-Cinq est déjà le premier partenaire commercial de la Turquie et son dynamisme économique est bien supérieur à celui de certains membres de l’Europe.

Les droits de l’homme ? La loi nouvelle sur la presse donne, en ce domaine, toute liberté, favorise le pluralisme et la défense des personnes. Les violences et tortures policières sont réprimées. Les relations avec les Kurdes normalisées et les Kurdes, justement, sont les plus ardents demandeurs de l’entrée en Europe, car ils savent que là est leur plus grande et leur plus définitive garantie contre toute discrimination à leur endroit, garantie de liberté et de respect de leur culture. De plus, l’adhésion affectera définitivement le militaire aux tâches militaires.

Une immense espérance

Il apparaît clairement que le projet d’adhésion crée une considérable espérance : « Nous sommes dans un bateau, on ne sait où aller. Avec l’Europe, on sait où l’on va ! »

Si l’Europe refusait l’entrée de la Turquie, que se passerait-il ? La réponse donnée est celle-ci : vraisemblablement une diminution des investissements étrangers, une fuite des capitaux turcs, une crise économique, une grande amertume avec le sentiment d’être rejeté définitivement. Ce qui relancerait un sursaut national, un nationalisme qui dégénèrerait vite en affrontement entre l’armée et les islamistes les plus extrémistes. Ce serait probablement le chaos avec, sans doute, pour finir - mais dans quelles conditions ? - une implantation américaine plus forte.

« Nous n’avons pas de plan B, pas de plan de secours... » Alors, m’a-t-on dit, pour conclure : « Ne répondez pas non à notre demande. Nous ne sommes pas pressés, honorez les engagements pris depuis 1964 et continuons nos discussions, nos échanges, prenons le temps qu’il faut, mais ne nous ôtez pas cette perspective, nous n’en avons pas d’autres. Et si cette perspective est la meilleure pour nous, c’est aussi la meilleure pour vous. »

Le président Erdogan, au congrès de l’Association mondiale des journaux, qui se tenait, en juin, à Istanbul, avait conclu son intervention en disant : « Fusionnons les richesses de notre savoir et de nos cultures pour le service de l’humanité. »

Voilà ce qu’il est venu redire à Paris ces jours derniers.

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Notes

[1Professeur à l’université Galatasaray (Turquie), administrateur aux Nations unies.

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