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A la Biennale d’Istanbul, l’art interroge les frontières de l’Occident

dimanche 16 octobre 2005, par Bérénice Bailly

LE MONDE

ISTANBUL de notre envoyée spéciale

N’apparaissent que les yeux. Tout le reste est voilé. Mais pas d’un tchador ou d’une burqa : voilé du drapeau européen. Montrée au cœur de la Biennale d’Istanbul, dont la neuvième édition dure jusqu’au 30 octobre, cette frappante photographie réalisée par l’artiste turque Burak Delier prend une particulière acuité en cette période marquée par le début des longues négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. A elle seule cette image résume toutes les ambivalences de ce pays tiraillé entre deux continents ; elle résume aussi la problématique essentielle de la Biennale d’Istanbul. Faut-il y voir un symbole ?

Cette manifestation éclatée sur sept lieux a choisi de s’installer dans le plus européen de ses quartiers, des rues chics de Beyoglu aux anciens entrepôts de Karakoy. Quel visage offrir au monde ? L’enjeu est de taille. Les deux commissaires de la Biennale, le Turc Vasif Kortun (directeur du premier centre d’art contemporain du pays, Platform Garanti) et l’Ecossais Charles Esche (directeur du Van Abbe Museum), l’ont compris. Ils ont placé la ville d’Istanbul au cœur des débats : invitant les artistes à s’y installer, s’en inspirer. Résultat : un intéressant portrait à facettes d’une ville où l’histoire vient se heurter aux métamorphoses quotidiennes et aux enjeux internationaux.

Pour l’instant écartée de l’Europe, Istanbul reste à la marge. Mais de cette marge, elle veut être le cœur, la capitale. Plutôt que des artistes occidentaux, rares ici, ont donc été conviés des Croates, Albanais, Kazakhs, Israéliens et Palestiniens, Iraniens et Roumains.

L’un d’eux, le jeune Jakup Ferri, condense dans ses trois vidéos l’essentiel de leurs questionnements. Se mettant en scène dans une économie pauvre, il essaie dans l’une d’elles de se vendre à des curateurs internationaux : « J’en ai pour tous les goûts , argumente-t-il. Un autre film se résume à cette litanie : »Un artiste qui ne parle pas anglais n’est pas un artiste."

Bref, ces plasticiens à la lisière de l’Occident semblent aussi désemparés de se voir exclus de la scène internationale que la Turquie de ne pas participer au concert européen. Usant beaucoup de la vidéo, la plupart ont pourtant largement intégré les codes esthétiques occidentaux et ses tentatives d’inventer un récit à notre monde. Jusqu’aux tics : on retrouve ainsi de nombreux documentaires, éclatés sur plusieurs écrans, de l’Israélienne Smadar Dreyfus à la Turque Canan Senol. Mais le film de cette dernière, porteur du récit d’une femme torturée, s’accommode mal de ce maniérisme technologique.

Témoignage de la modernité et du dynamisme d’une ville, toute biennale est outil de promotion. Les artistes turcs présentés n’ont pas pour autant cherché à séduire et offrent une image souvent violente de leur pays. Etrangement, plusieurs d’entre eux (Inci Eviner, Erkan Özgen et Humera Berxwedan) présentent des photographies d’enfants cagoulés ou munis de mitraillette : terroristes innocents d’une cause inconnue.

C’est encore plus troublant quand on voit s’engouffrer dans le bâtiment un gamin vêtu d’un treillis militaire, visage mangé par des lunettes de soleil. L’installation de Cerith Win Evans s’offre en contraste avec ces belliqueuses images : détournant un de ces projecteurs destinés pendant la guerre à la protection aérienne, elle envoie dans le ciel, en morse, un poème d’amour ottoman.

Toutes les propositions des artistes invités n’ont pas cette puissance mystérieuse : certaines sont déconcertantes de naïveté. La Finlandaise Pilvi Takala proposa ainsi de s’installer avec trois amies dans un de ces fameux cafés réservés aux hommes turcs et à leurs dominos.

Mais beaucoup d’artistes posent sur cette ville un regard original, dépouillé de toute inclination touristique. Partant d’entretiens réalisés avec des sociologues, l’Iranienne Solmaz Shabazi met l’accent sur ces nouveaux ghettos de riches, nés des années 1980, qui contribuent à l’élaboration de l’identité de cette nouvelle classe sociale.

Mais le travail le plus fort est sans conteste celui de Michael Blum. Israélo-autrichien, il a reconstitué un modeste musée à la mémoire de Safiye Bechar : une femme étonnante, découverte après des mois de recherche. Juive stambouliote, féministe et marxiste, elle fut longtemps la maîtresse cachée de Mustafa Kemal, et inspira ce fondateur de la République turque dans nombre de ses réformes. « En 2005, alors que la Turquie et l’Union européenne jouent au poker menteur, Safiye pourrait s’avérer un modèle utile aux générations futures , explique l’artiste. Produit de l’Est et de l’Ouest, elle se battit pour ses idéaux, et considéra le monde au-delà des concepts étroits de frontières et de nations. » Seule question : a-t-elle jamais existé ?

La 9e Biennale d’Istanbul, à l’Antrepo n° 5, rue Meclis-i Mebusan, et sur six autres lieux.

Tél. : 90- 62-12- 334-07-63.

Tous les jours de 11 heures à 19 heures, sauf lundi. Jusqu’au 30 octobre. www.iksv.org/biennal.

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