Des procureurs démis de leurs fonctions par d’autres procureurs, des tentatives de coup d’Etat impliquant des chefs militaires sans oublier un pouvoir politique handicapé par le pouvoir judiciaire et par les interférences de l’appareil militaire. Autant de problèmes récurrents qui alimentent le débat dans la presse turque.
Le « Conseil supérieur des juges et procureurs » (HSYK), vient de démettre un pôle de procureurs basé à Erzurum qui tentait de convoquer dans le cadre de l’affaire Ergenekon le commandant de la 3e armée, le général Saldiray Berk. Ce même pôle venait également d’arrêter le procureur d’Erzincan, Ilhan Cihaner, accusé d’être impliqué dans un projet putschiste anti-gouvernemental dont les détails avaient été révélés par le quotidien Taraf en juin 2009, et qui aurait eu pour but d’impliquer le réseau islamique de Fethullah Gülen, plutôt proche de l’AKP [parti au pouvoir, islamiste modéré], dans des activités terroristes afin de provoquer un coup d’Etat. Or, Ilhan Cihaner était précisément en train d’enquêter sur ces réseaux islamiques à Erzincan. Alors que les uns l’accusaient de participer au renversement du pouvoir dans le cadre du réseau Ergenekon, les autres estiment qu’il a été arrêté parce qu’il harcelait des alliés de l’AKP.
En tout cas, pour Ahmet Altan, le rédacteur en chef de Taraf, ce dessaisissement n’a d’autre but que de retarder l’enquête sur Ergenekon. « Car, Ergenekon n’est rien d’autre que l’incarnation d’un »modèle républicain« prônant l’idée selon laquelle l’Etat a le droit de commettre des crimes. Les relations entre Etat et mafia, les assassinats extra-judiciaires, les divers plans de coup d’Etat contre l’AKP, tout cela relève du fonctionnement routinier de ce vieux modèle républicain. C’est dans ce contexte que les partisans de cette vieille idéologie républicaine violent sans complexe la loi afin de pérenniser leur mainmise sur le pouvoir. Ils tentent ainsi actuellement de stopper l’enquête menée à Erzurum sur le réseau Ergenekon et d’empêcher que le commandant de la 3e armée soit interrogé dans le cadre de cette affaire. En relevant de ses fonctions le procureur d’Erzurum, le Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK) a donc montré son vrai visage. Ce Conseil n’incarne pas une Justice indépendante. Rappelez-vous en effet que cette institution s’était déjà illustrée en sanctionnant le procureur qui avait écrit l’acte d’accusation de militaires pris en flagrant délit en novembre 2005 alors qu’ils venaient de plastiquer une librairie à Semdinli [petite bourgade du Sud-Est anatolien à majorité kurde]. Ce procureur avait alors été banni du système judiciaire turc. Le chef d’état-major de l’époque, le général Büyükanit [cité dans cette affaire] s’était même vanté en direct à la télévision d’avoir personnellement fait exclure ce procureur », rappelle le journal.
Dans Vatan, Rusen Cakir estime par contre que « les deux parties en présence tentent systématiquement de faire bonne figure et de masquer leurs défauts ». Il tient d’ailleurs à rappeler « que le procureur d’Erzincan, Ilhan Cihaner,L’affaire fait la une de Milliyet s’était plaint à de nombreuses reprises avant son arrestation de subir des pressions de la part du gouvernement AKP suite aux investigations qu’il menait à l’encontre d’une confrérie islamique. Face à ces accusations faisant donc état d’une atteinte à l’indépendance de la Justice, le gouvernement AKP n’a jamais réussi à apporter de réponses convaincantes ». Selon Hasan Cemal dans Milliyet, le système judiciaire turc est de toute façon profondément antidémocratique. « La Constitution issue du coup d’Etat de 1980, toujours en vigueur, a mis en place un système où les organes issus d’élections au suffrage universel sont strictement contrôlés. Les militaires ont ainsi fait en sorte que le législatif et l’exécutif soient dominés de façon absolue par le pouvoir judiciaire. Aujourd’hui, en Turquie, les membres de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat élisent ceux du Conseil supérieur des juges et des procureurs et vice-versa. Un système de caste fermé sur lui-même », affirme-t-il.
C’est dans ce contexte de « guerre civile institutionnelle » qu’un nombre conséquent de militaires, y compris des généraux, viennent d’être arrêtés dans le cadre de l’enquête sur un projet de coup d’Etat, dont le nom de code était « Massue », qui a aussi été révélé par Taraf au mois de janvier 2010. Ce plan préconisait une déstabilisation massive par des attentats et des escarmouches militaires avec la Grèce débouchant sur un coup d’Etat et l’arrestation de centaines de milliers de personnes parquées dans des stades.
Un coup de filet exceptionnel
Une cinquantaine de militaires de haut-rang ont été interpellés pour être déférés devant un juge accusés de complot contre l’actuel gouvernement islamiste modéré de l’AKP. Du jamais vu dans un pays où l’armée s’est érigée en garante des institutions laïques du pays.