TE : Bonjour, en tant que membres de l’association Turquie Européenne, nous avons voulu faire un reportage sur la situation et les problèmes rencontrés par les travestis, les transsexuels et par toutes les minorités sexuelles en Turquie. Tout d’abord, Demet, peux-tu nous parler de toi ? Dans quelle ville es-tu née ? Dans quels milieux familial et social as-tu grandi ?
Demet Demir : Je suis née à Yalova en 1961. J’ai 47 ans. Dans dix jours, j’aurai 48 ans. Ma famille était une famille pauvre. Ma mère et mon père se sont séparés lorsque j’avais 5 ans. Nous nous sommes alors installés à Istanbul. Depuis, j’y ai passé ma vie et j’y habite encore aujourd’hui. Dans mon passé, pendant mes études, j’ai participé à des évènements et actions politiques et cela a continué. Depuis 21, 22 ans, je suis engagée pour les droits sexuels des gays, des travestis et des transsexuels. Je lutte pour cela depuis 22 ans. J’ai adhéré à des partis politiques, à l’Association des Droits de l’Homme, et à des organisations homosexuelles. Maintenant, nous continuons notre combat politique avec la création du LGBTT d’Istanbul (Lesbienne-Gay-Bisexuel-Travesti-Transsexuel). Puisque nous sommes à Istanbul, nous l’avons initié en mouvement local. Et nous nous occupons actuellement à le transformer en association.
TE : Selon quelle identité sexuelle te définis-tu ? En tant que femme, transsexuelle ou de quelle autre manière… ?
Demet Demir : Selon l’identité sexuelle, je suis une femme transsexuelle. Je me qualifie comme cela. Je suis également qualifiée de femme par l’État. Après m’être faite opérée, et après avoir eu recours au tribunal, j’ai récupéré mon identité juridique de femme. J’ai mon identité féminine. Étant citoyenne de la République de Turquie, je suis une citoyenne femme.
Les orientations sexuelles et les identités sexuelles des humains sont tellement variées qu’elles se déclinent comme un éventail... Hétérosexuels, bisexuels, homosexuels, gays, lesbiennes, et il y a aussi les travestis et les transsexuels. Moi, je suis une femme et une transsexuelle. Il s’agit d’hommes transsexuels, c’est-à-dire des femmes qui sont devenues hommes après avoir été opérées. Il y a également des subdivisions parmi les transsexuels : les transsexuelles lesbiennes, les transsexuels bisexuels, les transsexuels gays. Les transsexuels gays, ce sont des femmes qui choisissent de devenir homme en se faisant opérer mais qui choisissent ensuite d’être en couple avec un homme. Les orientations sexuelles sont très variées même si la plupart des individus se disent hétérosexuels. En fait, l’hétérosexualité tout comme l’homosexualité est une minorité sexuelle. Parce qu’en fait, au quatre coins du monde, la bisexualité est encore plus répandue. Les individus le cachent...
TE : Peux-tu nous donner des informations détaillées concernant les discriminations et les difficultés que les minorités sexuelles subissent dans leur vie quotidienne ?
Demet Demir : Je connais Taksim depuis 30 ans et j’y habite depuis 20 ans. Nous y avons subi beaucoup de violences à cause de nos identités sexuelles. Nous avons vécu le coup d’État du 12 septembre (1980) dont certaines lois sont toujours en vigueur. Tellement, nous nous sommes battus… A l’époque, la durée de la garde à vue était d’une semaine, puis dix jours, maintenant, c’est une journée.
Au début des années 2000, il y a eu une période d’accalmie pendant quelques années mais après l’arrivée de l’AKP, autrement dit, après le début du gouvernement de l’AKP, les actes d’oppression et de violence se sont accrus systématiquement. En 2003, la loi d’exhibitionnisme a été remise en vigueur. Par conséquent, du fait de cette loi, nous avons été condamnés à des amendes. L’exhibitionnisme, c’est montrer ses organes sexuels au gens, mais là, tu étais mis en garde à vue avec tes habits normaux et, ensuite, tu n’étais même pas présenté au tribunal. Tes documents étaient envoyés au juge et tu étais condamné à une amende sans en être averti ! Grâce à une campagne politique, organisée par des associations homosexuelles, nous avons fait annuler cette loi. Ensuite, selon le code civil, qui a été changé il y a quelque années, cela a été inscrit dans la loi de délit. Dès lors, plusieurs travestis et transsexuels qui marchaient dans la rue, qui étaient des ouvrières du sexe ou pas, ont été arrêtés, mis en garde à vue et condamnés à payer une amende pour « comportement immoral » !
Plusieurs appartements appartenant au LGBTT ont été scellés. D’après la nouvelle loi, la prostitution n’est pas un délit. En revanche, l’hébergement et l’entreprise dans la prostitution d’autrui demeurent des délits. Mais là, il y a un point très important. 99% des travestis et transsexuels de ce pays survivent grâce à la prostitution parce qu’il n’y a pas d’autres possibilités de travail ! L’État ne t’embauche pas, le secteur privé ne t’embauche pas. Alors, dans ce cas, comment peuvent vivre ces travestis et ces transsexuels ? On demande un quota d’embauche, dans les secteurs public et privé. Il y a des quotas pour les ex-détenus ou pour les handicapés. En fait, c’est une autre discrimination mais sous la forme d’une discrimination positive. L’État doit mettre en application une telle loi. Il y a deux, trois années, une telle loi a été suggérée par les associations homosexuelles mais l’État ne l’a pas accepté.
Selon la Constitution, la discrimination est un crime mais cela ne concerne que les hommes et les femmes. On a voulu une reconnaissance de l’orientation sexuelle pour les homosexuels et de l’identité sexuelle pour les travestis et les transsexuels mais l’État a ignoré notre demande. Si cette loi était en vigueur, plusieurs travestis et transsexuels auraient pu en bénéficier. A cause de leurs orientations sexuelles et leurs identités sexuelles, plusieurs gays, travestis, transsexuels ont été tués. Mais, soit les criminels ne sont pas attrapés, soit ils disent :« oui, je l’ai tué parce qu’il m’a proposé un rapport sexuel passif » dans le but de réduire leurs peines. Mais ce n’est pas ça ; ils volent, ils tuent et après ils voient leurs peines diminuées. Il ne peut en être ainsi. Il faut que les crimes de haine soient reconnus par les lois. Si la Constitution est égalitaire, les termes d’orientation sexuelle et d’identité sexuelle doivent être inscrits dans les lois.
Vers la fin de l’année 2007, nous avons appris, par des travestis et des transsexuels qui faisaient appel à nous, que des décisions judiciaires les condamnaient à suivre des thérapies ! C’est comme les lois d’Hitler. Nous avons fait appel et avons gagné par deux fois. Partout il y a des « maisons closes » légalement autorisées. Dans ce cas, celles qui travaillent là-bas, doivent-elles également suivre des thérapies ? Ca ressemble plutôt à cela : tu seras traité comme un malade mental, tu seras enfermé à l’hôpital psychiatrique, tu subiras des traitements inconnus, c’est une mort lente... L’État ne te laisse pas le droit de vivre ; il ne te laisse pas pratiquer la prostitution ; il ne te laisse pas le droit de travailler ailleurs. De plus, il a l’intention de t’enfermer dans un hôpital psychiatrique. Bref, il s’agit d’une oppression multi-dimensionnelles !
TE : Enfin, Demet, combien y-a-t’il approximativement en Turquie de minorités sexuelles et quelles sont leurs relations entre elles ?
Demet Demir : Ce n’est pas possible de donner un chiffre précis. Mais si on parle de travestis et de transsexuels « visibles » à l’échelle de la Turquie, ils sont plus de 5 000. En fait, il y a des travestis et des transsexuels « invisibles », vivant et s’habillant comme les hommes. Mais ils sont quand même travestis et transsexuels. A cause de l’oppression de la société, de l’oppression familiale et du fait de leurs conditions de travail, ils ne peuvent pas vivre pleinement leurs identités sexuelles. Cela concerne également les homosexuels. Combien d’homosexuels, gays, lesbiennes, peuvent dire ouvertement et explicitement : « je suis ceci ou cela » ? C’est comme un iceberg dont on ne voit que la partie émergée. La plus grande masse est sous l’eau, invisible. C’est pourquoi, donner un chiffre précis ne serait pas conforme à la vérité mais ils représentent des millions.
TE : Concernant les ONG (Organisation non gouvernementale) dont la vôtre que vous en avez fondé récemment, combien y en a-t’il ?
Demet Demir : Actuellement, il y a officiellement quatre associations en Turquie. En plus ce celles-ci, il y a deux formations à Izmir. Il y en a une à Diyarbakır et une à Eskişehir. Mais elles ne sont que des « formations ». Nous, nous sommes l’entreprise de la Société Civile et nous travaillons à la transformer en association. Il y a avait également quelques groupes virtuels sur Internet. Mais en tant qu’activiste, il s’agit d’un comité de LGBTT d’EMP (Parti d’Action Prolétaire). Ensemble, nous avons récemment mené une action. Après qu’une transsexuelle ait été battue par des policiers à Eskişehir, nous avons fait une déclaration de presse commune.
Si on parle de partis politiques, c’est l’ ÖDP (Parti de la Liberté et de la Solidarité) qui a inscrit, pour la première fois, le terme d’identité sexuelle, dans son programme. C’était en 1996. Le DSIP (Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire) l’a ajouté à son programme comme l’ÖDP. Ensuite, le DTP (Parti pour une Société Démocratique) a également inscrit les termes d’identité sexuelle et d’orientation sexuelle dans son programme.
TE : Et je crois savoir que tu étais candidate au sein de l’ÖDP afin de représenter les minorités sexuelles en politique.
Demet Demir : Oui, c’était en 1999. A l’époque, il y avait à la fois les élections générales et municipales. En tant que première candidate transsexuelle, je me présentais aux élections municipales pour l’Assemblée municipale de Beyoğlu. Ensuite, lors des élections générales de 2007, comme nous ne participions pas à l’élection d’Istanbul, j’ai été candidate à Isparta. Nous n’avons pas gagné mais l’essentiel était d’être candidate au sein du parti.
TE : Pour finir, qu’est ce que tu penses du processus d’adhésion de la Turquie au sein de l’UE (Union européenne) ? Quel impact pourrait avoir l’adhésion sur l’identité et la vie quotidienne des minorités sexuelles en Turquie ?
Demet Demir : Après l’adhésion, il faudra changer cette loi. Soit au cours du processus d’adhésion, soit après l’adhésion. L’UE impose ces changements, comme en ce qui concerne la question arménienne, la question kurde ou les droits des ouvriers… Mais la Turquie ne veut pas en parler, ne veut pas améliorer les droits des minorités sexuelles. Mais après l’adhésion, nous aurons le droit de nous organiser, la possibilité d’être embauchés et il y aura des lois facilitant le changement de sexe. Nous avons beaucoup de demandes et je pense que l’adhésion facilitera leurs réalisations.
TE : Nous te remercions beaucoup Demet.
Demet Demir : Nous vous remercions aussi.
Istanbul, le 25 février 2009