Les déclarations faites par les anciens chefs d’état-major de l’armée turque, Hilmi Özkök et Yasar Büyükanit donnent le ton de la nouvelle tournure prise par l’affaire Ergenekon à la suite de la révélation du journal personnel de Mustafa Balbay [1].
C’est le journaliste de Milliyet Fikret Bila qui interroge. Et les réponses de ces deux officiers supérieurs finissent à la une de ce quotidien. Par la suite, Hilmi Özkök s’entretient avec Enis Berberoglu de Hürriyet. Hilmi Özkök a vu son nom être cité dans les pages de plusieurs journaux personnels : d’abord celui de Özden Örnek [2] puis celui de Mustafa Balbay. On se souviendra du général Özkök dans l’histoire de notre démocratie comme du général qui a bloqué la voie des putschistes. Les partisans d’un coup d’Etat ne cessent de répéter à longueur de journal que le général Özkök constitue le principal obstacle sur la route d’un coup d’Etat.
Voilà un général anti-putsch. A un moment où l’on juge les putschistes, qu’une bonne partie de l’opinion le qualifie de démocrate suffit à éclairer une situation nouvelle en Turquie. Et cette situation est la suivante : elle vient renforcer l’idée selon laquelle désormais les putschistes ont perdu la main et la partie en Turquie.
« Si on m’appelle à la barre, j’irai m’expliquer. Comme témoin ou comme accusé » a déclaré le général Özkök. Cette dernière déclaration ne signifie rien de moins que l’échec de toutes les tentatives actuelles de faire de l’affaire Ergenekon une vaste mascarade. En se déclarant prêt à faire part de tout ce qu’il sait dans le cadre du procès Ergenekon, Özkök répond directement et solidement à tous ceux qui tiennent ce procès pour une fiction.
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Le successeur du général Özkök, Yasar Büyükanit s’est fendu d’une déclaration similaire : « je raconterai ce que je sais et je tâcherai de me mettre au service du droit. » Il s’agit pourtant d’un militaire dont les spécificités le différencient de Özkök. Il attirait l’attention par ses paroles parfois dures, parfois sources de tensions envers et avec la société civile. C’est sous son commandement qu’a été émis le e-mémorandum du 27 avril 2007. On peut également lui attribuer la responsabilité des déclarations contre la candidature présidentielle de M. Abdullah Gül (printemps 2007). Parce que l’on sait que derrière la décision anticonstitutionnelle de la cour constitutionnelle selon laquelle l’élection présidentielle nécessitait un quorum de 367 votants au premier tour, et bien derrière cette décision se tenait l’état-major de l’armée turque.
Comment dès lors commenter les déclarations de Yasar Büyükanit concernant le procès Ergenekon et la possibilité pour lui de venir témoigner à la barre ? C’est assez clair : le général Büyükanit prend ici une position insistant sur la légitimité de la procédure et ce, contre l’ensemble des forces qui tentent d’entraver ce procès.
Les déclarations de ces deux officiers de poids dans la vie politique turque, relayées par les médias, déclarations qui vont dans le sens d’un respect des règles de droit, montre qu’on n’arrêtera plus le processus judiciaire engagé. Ce sont des messages forts qui sont adressés à tous ceux qui cherchent à protéger des putschistes, comme à tous les apprentis putschistes.
Dans la période qui attend la Turquie à moyen terme, l’une des évolutions majeures à attendre se vivra sur le plan des relations civilo-militaires. Comme on le voit dans les notes de Balbay, les généraux tentés par un putsch souhaitent maintenir leur supériorité au sein de l’appareil d’Etat.
On dit de Özkök qu’il « accepte le principe d’un rattachement de l’état-major de l’armée turque au ministère de la défense. » On y raconte en les louant des exemples et des anecdotes dans lesquelles les autorités militaires n’accordent aucune importance ni au ministre de la défense, ni au chef du gouvernement.
Il est inévitable que le retour du militaire à sa fonction première s’accompagnera d’une redéfinition et d’une normalisation des relations civilo-militaires. Nous entrons dans une période au cours de laquelle les militaires vont peiner à accepter la souveraineté de la volonté parlementaire.
L’un des conditions sine qua non de la démocratie est la capacité de l’armée à rester éloignée de la politique. Et bien évidemment à ne pas intervenir dans la vie civile notamment par des coups d’Etat. Dans tous les pays « sous-développés », le fait que les portes soient sans cesse ouvertes à la possibilité d’un régime militaire reflète et rappelle parfaitement cette règle. Dans les pays développés, le militaire est aux ordres du civil.
Pour que la Turquie puisse passer à un régime démocratique évolué, elle est dans l’obligation de redéfinir cette relation et d’en préparer le socle juridique.
Les récentes paroles de Özkök et de Büyükanit à propos de l’affaire Ergenekon portent donc un sens qui dépasse de beaucoup cette seule affaire.
C’est maintenant qu’elle semble prendre ses véritables ampleur et signification.
La Turquie est sur la voie de la normalisation.