Alors que les députés français ont adopté la proposition de loi socialiste visant à réprimer la négation du génocide arménien, des intellectuels turcs qui défendent la liberté d’expression dans leur propre pays se déclarent atterrés par cette initiative française.
Le vote, par l’Assemblée nationale française, de la proposition de loi visant à punir la négation du génocide arménien, suscite en Turquie une vague d’indignation unanime, à laquelle se sont même associés des intellectuels poursuivis en Turquie pour délit d’opinion en rapport avec la question arménienne et qui militent précisément contre la pénalisation en Turquie de l’affirmation de la réalité du génocide arménien. Ainsi, le journaliste turco-arménien Hrant Dink déjà condamné à une peine de six mois de prison avec sursis et poursuivi pour ses récentes déclarations sur le génocide arménien en vertu du très controversé article 301 du nouveau Code pénal turc a déclaré au quotidien Milliyet que la proposition de loi française allait « porter atteinte à la liberté d’expression ». Qualifiant cette proposition de loi de « stupide », il a ajouté que « la stupidité était dans ce cas l’apanage des parties tant française que turque ».
« En effet », a-t-il poursuivi, « on ne peut que constater la communauté d’esprit entre les projets turc et français visant à limiter la liberté d’expression.Si cette loi passe, j’irai moi-même en France et j’y déclarerai publiquement, même si je pense le contraire, qu’il n’y a pas eu de génocide arménien », a ainsi déclaré Hrant Dink, pour bien montrer son opposition à une proposition de loi jugée « contre-productive ».
Cette contradiction entre une France qui enjoint à la Turquie d’affronter son passé et de supprimer l’article 301 du Code pénal, mais qui en même temps est sur le point de voter une loi considérée comme liberticide, est soulignée par l’ensemble de la presse turque qui ne manque pas d’évoquer au passage les conséquences de cette contradiction sur l’image de l’Europe en général.
« Au moment où la Commission européenne fait remarquer qu’il conviendrait que la Turquie amende l’article 301 de son Code pénal parce qu’il limite la liberté d’expression, la France met à l’ordre du jour une loi transformant en délit la négation du génocide arménien », écrit ainsi Sahin Alpay dans Zaman. « Il est certain que cette situation va considérablement affecter la crédibilité de l’Europe dans l’opinion turque. Que personne ne s’étonne si les sondages montrent désormais que les partisans de l’adhésion à l’Union européenne sont devenus minoritaires en Turquie. »
Elif Shafak, qui vient de publier un roman évoquant la question de la mémoire chez les Turcs et les Arméniens dans le contexte du génocide, et qui risquait une peine de trois ans de prison pour atteinte à l’identité turque dans un procès qui s’est finalement soldé par son acquittement, s’est montrée, dans des déclarations au quotidien Radikal, également très critique à l’égard de la proposition de loi française : « Il s’agit selon moi d’une loi allant à l’encontre de la liberté d’expression. Je pense en effet qu’il faudrait que ni celui qui en Turquie déclare qu’’il y a eu génocide arménien’, ni celui qui en France affirme qu’’il n’y a pas eu de génocide arménien’ ne puissent être punis en vertu des lois en vigueur. Ecrire l’histoire n’est pas l’affaire des Etats ni de la classe politique. J’éprouve une certaine gêne à l’idée qu’un sujet aussi sensible puisse être instrumentalisé par des politiciens. La proposition de loi française a ainsi déjà fait beaucoup de tort à ceux qui, en Turquie, se battent en faveur de la liberté d’expression sur ce sujet. »
« Si cette loi devait être adoptée », écrit Ali Bayramoglu dans Yeni Safak, « elle aurait des conséquences destructrices. Elle donnerait en effet un coup d’arrêt à l’exercice de mémoire historique qui a été entamé en Turquie. Cette loi serait ainsi du pain bénit pour tous ceux qui veulent empêcher un libre débat de s’instaurer sur ce sujet. Ce genre de loine rendra donc service ni à ceux qui se battent pour la vérité historique, ni à ceux qui attendent le développement d’une culture démocratique en Turquie, ni encore à ceux qui souhaitent une normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie. »
Pierre Vanrie est journaliste spécialiste de la Turquie et collaborateur de Courrier International.