L’écrivain turc Orhan Pamuk a obtenu la semaine dernière la distinction suprême, le prix Nobel de littérature. Année après année, le jury Nobel distingue des auteurs pour la plupart méconnus du grand public, et en cela, il fait œuvre de promotion pour des écrivains qui méritent chacun une notoriété à la hauteur de la valeur de leurs écrits.
Culture et identité
De sa création, en 1901, à 1985, huit lauréats seulement ne provenaient ni d’Europe ni des États-Unis. Un pays comme l’Inde n’a qu’un seul lauréat (Tagore, 1913), comme d’ailleurs le monde arabe (l’Egyptien Mahfouz, 1988). Les choix de l’Académie suédoise n’ont pas toujours été exempts d’arrière-pensées politiques. Dans un contexte de guerre froide, les noms de Soljenitsyne (1970), du Polonais Milosz (80), du Tchèque Seifert (84), du Russe exilé aux Etats-Unis Brodsky (87) ne pouvaient pas être perçus comme étant exclusivement littéraires.
Les détracteurs du turc Pamuk diront qu’il a, lui aussi, été retenu pour des raisons géopolitiques, en raison du débat sur l’entrée de son pays dans l’Union européenne, mais ceux qui l’ont lu savent que c’est un grand écrivain, déjà reconnu dans son pays et à l’étranger.
Un homme passeur entre deux mondes
On sait que le jury du Prix Nobel couronne également des hommes engagés dans leur temps, des humanistes ouverts sur les autres. Ainsi est Orhan Pamuk.
L’Académie suédoise a remarqué que cet écrivain a « trouvé de nouvelles images spirituelles pour le combat et l’entrelacement des cultures ». Publié aujourd’hui dans plus de quarante langues, ce natif d’Istanbul semble avoir conquis l’imaginaire mondial autant par son talent littéraire que par le rôle qu’il s’est donné de passeur entre Orient et Occident.
Né en 1952 dans une famille de la haute bourgeoisie turque, Orhan Pamuk a grandi face au Bosphore, dans le quartier très occidentalisé de Nisantasi, qui ressurgira à travers les décors de plusieurs de ses romans. Après des études de peinture, d’architecture et de journalisme, Pamuk est contraint, à l’âge de 22 ans, de se rendre à l’évidence : sa vraie vie est ailleurs. Dans les livres ; ceux qu’il passe son temps à lire, et ceux qu’il tente d’écrire sans succès.
C’est en 1982 que paraît, en turc, son premier livre, « Cevdet Bey et ses fils », une saga familiale qui raconte l’ascension des bourgeois musulmans d’Istanbul, leurs relations avec l’armée, la bureaucratie, la politique - tout ce qui, par la suite, eut une influence décisive sur l’évolution de la Turquie. Pamuk, cependant, refuse expressément de se définir comme romancier politique. Si la politique semble habiter ses œuvres, souligne-t-il, c’est parce qu’elle constitue la matière accidentelle du paysage qui est le sien, la matière brute de son alchimie.
Raconter son pays, ses gens, la société turque
En 1983 paraît « La Maison du silence », qui reçoit, huit ans plus tard dans sa traduction française, le Prix de la Découverte européenne. Puis suivront « Le Château blanc », en 1985, et « La Vie nouvelle », en 1994. C’est « Le Château blanc », récit des relations passionnelles entre un esclave vénitien et un intellectuel ottoman, qui sera le premier livre de Pamuk à être traduit en anglais et à lui apporter une renommée internationale. « Une nouvelle étoile s’est levée en Orient », titrera la New York Times Book Review.
En 1985, Pamuk déménage à New York, où, pendant trois ans, il est boursier à Columbia. Il y compose son premier grand succès, « Le Livre noir », paru en 1990, à la fois thriller et roman expérimental : un avocat part à la recherche de sa femme, perdue dans un Istanbul sombre et kaléidoscopique.En 2000, avec « Mon nom est Rouge », grand roman polyphonique sur un Orient de contes et de miniatures, Pamuk connaît à nouveau un immense succès de librairie. En 2004, avec « Neige », il change radicalement de cap pour explorer les tensions identitaires au cœur d’une petite ville du Nord-Est de la Turquie. « J’ai eu soudain le vif désir de raconter l’islam politique, le nationalisme... Je souhaitais tisser une intrigue qui révélerait les mystères et les faux-semblants de mon pays, son labyrinthe insensé », commentait Pamuk.
Le courage de dire
Suprême ironie : c’est en raison d’un commentaire politique que Pamuk fera irruption sur la scène médiatique internationale. « 1 million d’Arméniens et 30.000 Kurdes ont été assassinés sur ces terres et personne d’autre que moi n’ose en parler », avait-il confié en février 2005 au journal suisse Tages Anzeiger. Ces déclarations sont jugées en contradiction avec l’intérêt national turc et Pamuk est soumis à une campagne d’intimidation : il est menacé de mort, vilipendé ; un sous-préfet ordonne un autodafé de tous ses livres. Un procès se prépare, qui s’appuie sur une loi de juin 2005 interdisant d’insulter délibérément l’identité turque. Il risque jusqu’à quatre ans de prison. En octobre 2005, Pamuk est inculpé par une cour d’Istanbul. Aussi est-ce presque malgré lui que le romancier se transforme en héraut de la liberté d’expression. Huit écrivains de renommée mondiale signent une pétition en sa faveur. Et Pamuk figure, en mai 2006, sur la liste « Héros et pionniers du monde » de Time Magazine.
À Istanbul, en revanche, nombre d’intellectuels critiquent amèrement leur confrère et sous-entendent qu’il se serait risqué à ces provocations publiques dans le souci de forcer la main des jurés du Nobel de littérature dont il était, depuis plusieurs années, le candidat pressenti en Turquie... Puis, soudain, la justice turque, en raison d’un vice de procédure, et sur pression de la communauté internationale, lâche prise fin février 2006.
Épuisé, harassé et plus méfiant que jamais à l’égard de la presse, Pamuk s’est remis au travail depuis quelques mois, dans son spectaculaire bureau, face au Bosphore. Mis à part ces trois années en Amérique, il a toujours vécu dans les mêmes rues d’Istanbul. Il habite aujourd’hui à nouveau la maison où il a grandi et où personne, vraiment, mis à part lui-même, ne rêvait de cet avenir-là.
Bibliographie
La Maison du silence , roman traduit du turc par Munevver Andac, Gallimard, 1988.
Le Livre noir , roman traduit par Munevver Andac, Gallimard, 1995, et « Folio », 1996.
Le Château blanc , roman, traduit par Munevver Andac, Gallimard, 1996, et « Folio », 1999.
La Vie nouvelle , roman traduit par Munevver Andac, Gallimard, 1999, et « Folio », 2000.
Mon nom est Rouge , roman traduit par Gilles Authier (prix du Meilleur Livre étranger), Gallimard, 2001, et « Folio », 2003.
Neige , roman traduit par Jean-François Pérouse (prix Médicis étranger), Gallimard, 2005.
La Commission européenne : « une bonne nouvelle pour la liberté »
Le commissaire européen à l’Elargissement Olli Rehn a salué jeudi l’attribution du prix Nobel de littérature au romancier turc Orhan Pamuk, « une bonne nouvelle » pour la liberté d’expression, selon lui. « En tant qu’ami et admirateur, j’aimerais féliciter chaleureusement Orhan Pamuk pour son prix Nobel de littérature bien mérité », a déclaré M. Rehn dans un communiqué. « Le prix Nobel d’aujourd’hui est une bonne nouvelle pour la littérature mondiale, mais aussi une bonne nouvelle pour la liberté artistique et pour la liberté d’expression en particulier », a-t-il continué. « C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui veulent parler, chercher, apprendre la vérité, poursuivre le dialogue, échanger des pensées et des connaissances - pas seulement en Turquie, mais partout ailleurs, en Europe et dans le monde », a insisté le commissaire.
Le commissaire Rehn, qui ne cesse de réclamer des progrès en matière de liberté d’expression en Turquie, avait dénoncé les poursuites, envers l’écrivain turc, abandonnées début 2006. La Commission demande plus généralement à la Turquie, qui a commencé en octobre 2005 des négociations d’adhésion à l’UE, de réviser ou retirer l’article 301 du code pénal turc qui a permis d’engager des poursuites contre Pamuk comme de nombreux auteurs.
Et la question arménienne
Cette nomination survient quand la question arménienne revient d’actualité à l’Assemblée nationale française, où les députés ont voté un texte punissant d’un an de prison et d’une forte amende la négation du génocide sous l’empire ottoman, provoquant l’ire d’(Ankara qui a menacé de représailles économiques. (Voir commentaires en p.)
Le texte complète une loi de 2001 qui reconnaît un caractère génocidaire aux massacres commis de 1915 à 1917. Le vote de jeudi ne signifie cependant pas que la loi va forcément entrer en vigueur : le texte doit encore être adopté par le Sénat (chambre haute du Parlement), avant une deuxième lecture.
Depuis plus d’une semaine, des manifestations ont été organisées à travers la Turquie pour dénoncer le texte sur le génocide arménien, question très sensible en Turquie malgré une timide volonté d’ouverture. Des appels au boycottage de produits français ont par ailleurs été lancés. Les chances des sociétés françaises de remporter de lucratifs contrats publics pourraient cependant se voir compromises, comme par exemple la construction de trois centrales nucléaires pour un montant d’environ 4 milliards d’euros. La France est le 5e fournisseur de la Turquie avec 4,7 milliards d’euros d’exportations en 2005.
Il y a deux semaines, le président Jacques Chirac s’était rendu à Erevan et avait souhaité que la Turquie reconnaisse le génocide avant de pouvoir entrer dans l’UE, une condition qui n’avait jamais été posée jusque-là à Ankara.
Lundi 16 octobre 2006